Responsabilité pénale et fusion : confirmation du revirement du 25 novembre 2020

responsabilité pénale et fusion

3 mai 2022

La Cour de cassation confirme son important revirement de jurisprudence en matière de transfert de responsabilité pénale dans le cadre d’une fusion-absorption. Lorsque l’opération a eu lieu avant le 25 novembre 2020, la responsabilité pénale de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée peut uniquement être retenue en cas de fraude à la loi.

Consulter ici l’arrêt Cass. crim. 13 avril 2022, n°21-80653, publié au Bulletin.

Le contexte général

Dans un retentissant arrêt du 25 novembre 2020 (Voir ici notre article), la chambre criminelle de la Cour de cassation avait réalisé un revirement de jurisprudence majeur : en cas de fusion-absorption, la société absorbante peut désormais être, sous conditions, condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour une infraction commise par la société absorbée avant l’opération. (Voir ici l’arrêt du 25 novembre)

Une opération de fusion-acquisition peut donc donner lieu à un transfert de responsabilité pénale de l’absorbée vers l’absorbante. En contrepartie, la société absorbante peut se prévaloir de tout moyen de défense que l’absorbante aurait pu soulever.

L’ampleur du revirement doit cependant être nuancée : le transfert de responsabilité pénale ne s’applique qu’aux fusions-absorptions entrant dans le champ de la directive européenne relative à la fusion des sociétés anonymes et il n’autorise que le prononcé de peines de nature patrimoniale.

Retour rapide sur ces conditions :

  • Relever de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes (Dir. 2017/1132 du 14-6-2017 art. 87, 1). Sont concernées les SA mais aussi les SAS et les SCA. Les fusions concernant les autres formes sociales ne sont donc pas visées par l’arrêt de 2020 ni par celui de 2022.
  • Faire l’objet d’une condamnation pénale à des peines d’amende ou à des confiscations qui sont les seules susceptibles d’être transférées à l’absorbante. L’activité économique de l’absorbante est donc protégée puisqu’une dissolution ne pourra pas être prononcée au titre d’un transfert de responsabilité pénale de l’absorbée.

Quelles sont les opérations concernées ?

L’arrêt fondateur du 25 novembre 2020 ne vise que la fusion-absorption. Toutefois, dans le cadre d’une fusion par constitution d’une nouvelle société, il y a également, aux dires de la directive de 2017, une dissolution sans liquidation et finalement continuité de l’activité économique. De notre point de vue, on devrait donc également assister à un transfert de la responsabilité pénale des sociétés initiatrices vers la nouvelle société constituée. Les apports partiels d’actifs ne semblent, à l’inverse, pas concernés dans la mesure où tant la directive que l’arrêt lui-même précisent que l’opération doit entraîner la dissolution de la société mise en cause.

Les faits de l’arrêt du 13 avril 2022

Une plainte avec constitution de partie civile avait été déposée, le 06 novembre 2014, pour des faits de recel d’abus de biens sociaux, commis par une société X à l’occasion d’une opération de promotion immobilière. Au cours de la procédure, une autre société Y, qui était l’actionnaire unique de la société X, décida de la dissoudre par anticipation et de transmettre son patrimoine à son propre bénéfice.

Le 27 mai 2020, le juge d’instruction ordonna un non-lieu qui fut confirmé par un arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles en date du 21 janvier 2021.

Le raisonnement de la Cour d’appel

Pour appuyer son raisonnement, l’arrêt d’appel relève que la société X a fait l’objet d’une fusion ayant consisté en une dissolution sans liquidation et un transfert universel de ses actifs et passifs à la société Y le 5 décembre 2005. Il semblerait plus précisément qu’il s’agisse d’une transmission universelle de patrimoine au sens de l’article 1844-5 alinéa 3 du Code civil.

Or, en application de l’article 121-1 du code pénal et selon la jurisprudence alors applicable de la Cour de cassation, la société absorbante Y ne pouvait être poursuivie et condamnée pour des faits commis par la société absorbée X antérieurement à l’opération de fusion-absorption. Comme cela est justifié dans l’arrêt, « cette société ayant perdu sa personnalité juridique par l’effet de la fusion, de sorte que l’action publique était éteinte à son encontre ».

Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’appliquer la solution classique en la matière, la solution antérieure au revirement du 25 novembre 2020. Toutefois, cette application ne permet pas de tenir compte des réalités économiques de la fusion-absorption et du fait que l’opération peut constituer un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait commises.

A l’inverse, la solution est respectueuse du principe de prévisibilité juridique garanti par l’article 7 de la convention européenne des droits de l’homme. Plus précisément, la solution issue du revirement de 2020 ne peut « s’appliquer à une opération conduite en 1991, suivie d’une fusion-absorption à une date où seule l’interprétation classique de la responsabilité pénale des personnes morales pouvait être envisagée par les acteurs et bénéficiaires de cette opération économique ».

Un tel raisonnement rejoint en réalité parfaitement celui qui avait été suivi dans l’arrêt du 25 novembre 2020. Pour ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique, la solution nouvelle n’est applicable qu’aux opérations conclues postérieurement à l’arrêt. Comme le soulignaient alors les Hauts magistrats : « tout justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef ».

Autrement dit, ne sont concernées par le revirement que les opérations de fusion-absorption relevant de la directive et conclues postérieurement au 25 novembre 2020. C’est alors la date de l’opération qui compte et non pas celle de la commission de l’infraction.

Pour autant, l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles est bien cassé par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans sa décision du 13 avril 2022.

La limite de la fraude

Dans l’arrêt de 2020, la Cour de cassation avait énoncé un autre principe inédit.

Pour la première fois, il fut précisé qu’en tout état de cause la responsabilité pénale pleine et entière de la société absorbante est engagée si l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale. La solution est aisément compréhensible : si la transmission d’une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle a commises.

Par conséquent, en pareille hypothèse, l’opération de fusion constitue une fraude à la loi, de sorte que toutes les sociétés, quelle que soit leur forme, sont concernées et que toute peine encourue peut être prononcée (il n’y a pas ici de limitation aux amendes et confiscations). Il n’est donc plus question d’entrer dans le champ d’application de la directive de 1978 ou de 2017, mais bien de caractériser ou non une opération frauduleuse.

Aux termes de l’arrêt de 2020, une application rétroactive de ce principe est juridiquement justifiée. En effet, « si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible. Elle est donc applicable aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt ».

Comme nous l’avions signalé à l’époque :

« cette précision est d’importance et s’inscrit dans la continuité du revirement de la Cour de cassation. Cependant, elle est d’application immédiate et appelle à la prudence pour les opérations en cours et clôturées puisque la Haute juridiction n’a jamais véritablement caractérisé une telle fraude. Un risque peut donc planer sur des fusions déjà effectuées ».

C’est finalement ce que vient rappeler la chambre criminelle de la Cour de cassation dans l’arrêt du 13 avril 2022.

Les rappels de l’arrêt du 13 avril 2022

En cas de fusion-absorption d’une société par une autre société, la société absorbante peut être condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération dans deux hypothèses :

  • lorsque l’opération, conclue postérieurement au 25 novembre 2020, entre dans le champ de l’application de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017. Dans ce cas seule une peine d’amende ou de confiscation peut être prononcée à l’encontre de la société absorbante. Les faits étant antérieurs au 25 novembre 2020 dans notre affaire, il n’est donc pas question d’appliquer cette hypothèse ;
  • lorsque l’opération, quelle que soit sa date et quelle que soit la nature des sociétés concernées, a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale et qu’elle constitue ainsi une fraude à la loi. Dans ce cas, toute peine encourue peut être prononcée. En l’espèce, l’opération étant antérieure au 25 novembre 2020 (05 déc. 2005), cette hypothèse est donc bien applicable.

Une cassation justifiée par la fraude

L‘arrêt de la Cour d’appel est logiquement cassé car la solution de 2020 est applicable rétroactivement dans le contexte de la fraude à la loi. Comme le dit l’adage : « fraus omnia corrumpit » – la fraude corrompt tout -. Par conséquent, la seule date de l’opération entrainant la disparition de la société absorbée est insuffisante pour écarter la responsabilité pénale de l’absorbante.

En clair, l’opération ne peut être motivée par la volonté de faire échapper l’absorbée à sa responsabilité pénale, ce qui implique de vérifier l’existence d’une éventuelle fraude à la loi.

C’est ce que relève le §11 de l’arrêt : « il s’en déduit que les juridictions d’instruction ne sauraient prononcer une décision de non-lieu fondée sur la dissolution de la société absorbée contre laquelle elles relèvent des charges suffisantes d’avoir commis les faits dont elles sont saisies, sans vérifier, soit d’office, soit à la demande d’une partie qui l’invoque, au besoin en ordonnant un supplément d’information, si les conditions pour exercer des poursuites à l’encontre de la société absorbante ne sont pas susceptibles d’être remplies ».

Dès lors, conformément aux principes issus du revirement de 2020 confortés et rappelés dans cet arrêt du 13 avril 2022, lorsque l’opération litigieuse a eu lieu avant le 25 novembre 2020, le transfert de responsabilité pénale est écarté sous réserve d’une fraude. Il convient donc de vérifier la présence d’une telle fraude.

Auteur : Quentin Némoz-Rajot