L’unanimité lors du vote écarte l’abus de majorité

abus de majorité

24 janvier 2024

Dans un arrêt publié au Bulletin, la Cour de cassation énonce pour la première fois à travers une formule limpide qu’« une décision prise à l’unanimité des associés ne peut être constitutive d’un abus de majorité ».

 

Cour de cassation, Chambre commerciale, 8 novembre 2023, n°22-13.851, Publié au bulletin (arrêt à consulter ici)

 

Un abus de majorité peut-il être caractérisé lorsque tous les associés ont voté la décision à l’unanimité ? Telle est la question à laquelle la Haute juridiction répond pour la première fois dans cet arrêt, publié au Bulletin, rendu par la chambre commerciale en date du 8 novembre 2023.

 

Rappels sur l’abus de majorité

 

L’abus dans l’exercice du droit de vote est sanctionné en droit français sur le modèle de l’abus de droit en matière civile sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle (Art. 124O C. civ.). En effet, s’il est libre de voter comme il l’entend, l’associé ne doit toutefois pas abuser de son droit de vote.

Il existe trois types d’abus de droit de vote : l’abus de majorité, l’abus de minorité et l’abus d’égalité. Ils sont tous trois l’objet d’une pure création prétorienne et leur caractérisation en justice demeure exceptionnelle au regard de l’intangibilité classiquement accordée aux décisions collectives.

La caractérisation d’un abus de majorité résulte d’une action au fond qui entraîne la mise en jeu de la responsabilité civile délictuelle des associés majoritaires en cas de préjudice réparable et une éventuelle nullité de la décision adoptée, le tout, rappelons-le encore, en l’absence d’un texte de loi allant en ce sens. Au demeurant, si les décisions adoptées en assemblée générale constituent le terreau d’un tel abus, ses germes peuvent également se retrouver dans le cadre des décisions prises par un organe collégial de direction tel un conseil d’administration.

La définition de l’abus de majorité résulte d’un arrêt de principe rendu le 18 avril 1961 par la chambre civile de la Cour de cassation (n°59-11.394) à l’occasion d’un arrêt de rejet : « il ne ressort pas de ces motifs que la résolution litigieuse ait été prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité ».

Autrement dit et en dépit de quelques variations dans les formules employées par les juridictions, deux conditions doivent être réunies pour caractériser un abus de majorité :

  • Une décision contraire à l’intérêt social
  • Une décision adoptée dans l’unique intérêt des majoritaires au détriment des minoritaires ou, autrement formulé, une rupture d’égalité entre associés.

A titre d’exemple, la mise en réserve systématique des bénéfices donne régulièrement lieu à des contentieux. Pour autant, per se, comme l’a rappelé un arrêt récent (Cass. com., 30 août 2023, n° 22-10.108), une telle attitude n’est pas constitutive d’un abus de majorité qui suppose la caractérisation systématique des deux conditions précitées.

 

Les faits et la (longue) procédure

 

Dans l’affaire commentée, un dirigeant et sa compagne, associés majoritaire et minoritaire d’une société, avaient voté à l’unanimité lors de deux assemblées générales l’octroi de deux primes exceptionnelles au profit de l’associé dirigeant. Toutefois, quelques mois avant ces décisions, les deux associés avaient consenti une promesse de vente de l’ensemble des titres au profit de M. H. Par acte sous seing privé du 4 décembre 2014, les parties ont réitéré la promesse de cession, en précisant dans l’acte qu’aux termes de l’assemblée générale du 29 octobre 2014, il avait été accordé au dirigeant une prime exceptionnelle de 83.000 euros ; une somme, c’est à souligner, plus de dix fois supérieure au prix de cession. L’acquéreur, en sa qualité de nouveau dirigeant de la société devenue entretemps une SAS, a par la suite refusé de verser les deux primes votées antérieurement.

L’ex dirigeant associé majoritaire a alors assigné la société en paiement des primes votées précédemment. En réponse, la société demande la nullité des deux délibérations sur le fondement de l’abus de majorité.

Une véritable saga judiciaire a dès lors débuté puisque la Cour de cassation s’est prononcée une première fois (Cass. com. 13 janv. 2021, n° 18-21.860) en reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir caractérisé « une violation aux dispositions légales s’imposant aux sociétés commerciales ou des lois régissant les contrats » ni relevé « l’existence d’une fraude ou d’un abus de droit commis par un ou plusieurs associés ». La cour d’appel de renvoi a, ensuite, refusé de faire droit à la demande d’annulation des résolutions. En conséquence, le cessionnaire a formé un pourvoi s’appuyant, cette fois, sur l’abus de majorité. Celui-ci est rejeté par la Haute juridiction dans le présent arrêt à travers une formule claire : « Une décision prise à l’unanimité des associés ne peut être constitutive d’un abus de majorité ».

 

Portée et analyse

 

La solution retenue est aussi courte que limpide.  Elle écarte toute possibilité d’agir sur le fondement de l’abus de majorité lorsque les associés ont pris une décision à l’unanimité.

Pour que l’abus de majorité disparaisse derrière l’unanimité, il est en revanche nécessaire que tous les associés aient adopté la décision. Si certains s’abstiennent ou ne votent pas en raison d’une absence, la décision prise à l’unanimité des votants devra être analysée comme une décision prise par une majorité et non véritablement à l’unanimité. Autrement dit, un abus de majorité pourra être soulevé.

Mais alors, est-ce qu’un minoritaire ayant voté favorablement pourra ensuite agir sur le fondement de l’abus de majorité ? A l’image d’un arrêt rendu par la Cour d’appel en 2022, il faut estimer que non (CA Rouen, 19 mai 2022, n° 20/03002 : JurisData n° 2022-009173 ; BJS oct. 2022, p. 22, note E. Guégan ; Droit des sociétés n° 11, Novembre 2022, comm. 117, note R. Mortier).

L’analyse prétorienne semble parfaitement logique car il serait dangereux pour la stabilité et le fonctionnement des sociétés qu’un associé minoritaire puisse a posteriori se contredire, par l’intermédiaire de l’abus de majorité, afin de revenir sur le sens de son vote. Dans cette situation, la seule possibilité, pour le minoritaire, serait d’agir en nullité de la délibération sur le fondement des vices du consentement via l’article L. 235-1 C. com. La Cour de cassation ne le précise pas expressément – cela ne lui était d’ailleurs pas demandé – mais l’affirmation relève de l’évidence.

Somme toute, en présence de l’unanimité des associés, il n’existe pas deux clans : les majoritaires d’un côté et les minoritaires de l’autre. Selon la Haute juridiction, en l’absence d’une minorité, il n’est alors plus question de caractériser un abus de majorité puisque l’unanimité le neutralise par définition.

Si l’on s’essaye toutefois à l’exercice, on relèvera que les délibérations litigieuses semblent en parfaite contrariété avec l’intérêt social mais, à l’inverse, qu’elles ne constituent pas véritablement une rupture d’égalité entre les associés (une décision adoptée dans l’unique intérêt des majoritaires au détriment des minoritaires) puisque ces derniers ont tous voté dans le même sens.

Dès lors, en interdisant logiquement au minoritaire de se contredire, l’arrêt renforce, si besoin en était, la force obligatoire des décisions adoptées. Il démontre également l’importance du sens du vote de chaque associé sans pour autant revenir sur la caractérisation des conditions traditionnelles de l’abus de majorité.

Quitte à « enfoncer une porte ouverte », rappelons qu’il convient de murement réfléchir au sens et aux conséquences de son vote avant d’approuver une décision. Confronté à de très sérieux doutes, il est plus « confortable » pour l’associé de s’opposer à la décision ou, avec moins de certitudes au regard des jurisprudences du fond divergentes, de s’abstenir afin de se préserver la possibilité d’agir sur le fondement de l’abus de majorité par la suite. Il faut en revanche remarquer que toute action en justice à l’encontre d’une décision n’est pas paralysée lorsqu’un associé vote en faveur de celle-ci. Au-delà de l’hypothèse d’un vice du consentement précédemment évoquée, la Cour de cassation a déjà énoncé que « l’associé ayant émis un vote favorable à la résolution proposée n’est pas, de ce seul fait, dépourvu d’intérêt à en poursuivre l’annulation » (Cass. com., 13 nov. 2003, 00-10.382). Seule la voie de l’abus de majorité est donc définitivement fermée par un vote à l’unanimité.

Aussi, à travers l’arrêt commenté, la juridiction suprême accorde-t-elle une importance majeure à l’unanimité des associés comme d’autres arrêts ont pu récemment le souligner dans des contextes différents (V. par ex : Cass. com., 18 mars 2020, n° 18-17.010 permettant aux associés d’une SARL, à l’unanimité, d’autoriser le gérant à exercer une activité concurrente à la société).

 

Réflexions sur des questions annexes à la décision

 

S’il faut avant tout retenir de la décision du 30 novembre 2023 que l’unanimité apporte une grande sécurité à la société en neutralisant toute tentative d’action fondée sur l’abus de majorité, d’autres réflexions naissent à la lecture de l’arrêt.

Pour commencer, en l’espèce, c’est la société elle-même et non le cessionnaire ou un minoritaire qui agit sur le fondement de majorité. A vrai dire, cela n’est ni problématique ni inédit (V. par ex. : Cass. com., 21 janvier 1997, n° 94-18.883).

Il faut en revanche se demander si le cessionnaire ou les ayants-cause d’un minoritaire sont également empêchés d’agir en cas de vote préalable à l’unanimité. Pour le reformuler, si le minoritaire ne peut se dédire, en va-t-il de même pour ses ayants-cause ou le cessionnaire ? Comme l’avance M. Barillon dans son commentaire de l’arrêt, « ne faudrait-il pas, comme le suggérait le pourvoi, analyser l’abus de majorité de façon « objective », c’est-à-dire examiner si, factuellement, la décision sert les seuls intérêts du majoritaire au détriment de celui du minoritaire, indépendamment du vote exprimé par ce dernier ? » (C. Barillon, BJS, 2024, p. 5). L’idée est convaincante. Pourtant, à travers la formule retenue, elle ne semble pas rencontrer un écho favorable auprès de la Cour de cassation. Il faut plutôt en déduire qu’une décision adoptée à l’unanimité empêche toute action fondée sur l’abus de majorité, peu importe le demandeur y compris s’il s’agit de la société elle-même, d’un cessionnaire ou des ayants-cause du minoritaire.

Du reste, en l’espèce, le résultat obtenu laisse perplexe : une décision manifestement contraire à l’intérêt social (prime exceptionnelle au montant vraisemblablement démesuré) serait donc rendue valable en raison de son adoption unanime par les associés. La Cour de cassation se prononce implicitement en ce sens mais « seulement » sur le terrain de l’abus de droit de vote en raison des demandes formulées devant les juges du fond ; demandes guidées voire contrainte par le premier arrêt rendu par une cour d’appel puis la Haute juridiction dans cette affaire.

Cependant, la possibilité d’annuler une décision en raison de sa contrariété à l’intérêt social est encore plus incertaine. Hormis l’irritant contentieux des sûretés consenties par la société elle-même pour garantir la dette d’un tiers, on peine à trouver des exemples prétoriens allant en ce sens. C’est ni plus ni moins ce que précisait la Cour de cassation en 2021 quand elle eut à se prononcer une première fois dans cette affaire : «  en statuant ainsi, sur le seul fondement de la contrariété des délibérations litigieuses à l’intérêt social, sans caractériser une violation aux dispositions légales s’imposant aux sociétés commerciales ou des lois régissant les contrats, ni relever l’existence d’une fraude ou d’un abus de droit commis par un ou plusieurs associés, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Toutefois, des palliatifs protecteurs existent pour contrecarrer ce résultat négatif pour la société et le cessionnaire. Pêle-mêle : une garantie de passifs, des obligations contractuelles ou encore une, elle aussi incertaine, action en responsabilité civile à l’encontre du dirigeant qui soumet une telle prime au vote des associés.

Encore une fois, à travers des aménagements contractuels, « mieux vaut prévenir que guérir » !

 

Par Quentin Némoz-Rajot