Clauses limitatives de responsabilité et tiers au contrat

4 mars 2025

Pour la première fois, la chambre commerciale de la Cour de cassation affirme qu’un tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle, un manquement contractuel lui causant un dommage, peut se voir opposer les clauses limitatives de responsabilité prévues au contrat.

Cass. com. 03 juillet 2024, n° 21-14947, Publié au Bulletin à consulter ici

Cet arrêt, publié au Bulletin et à la Lettre de la chambre commerciale, est à marquer d’une pierre blanche. Il vient conforter des acquis jurisprudentiels tout en apportant une précision inédite.

Au regard de l’importance de sa solution, il faut même être surpris qu’il ne soit pas rendu en assemblée plénière ou par une chambre mixte à travers une motivation plus enrichie.

Pour bien comprendre l’arrêt et sa portée, un rapide retour sur les faits s’impose. La société Aetna Group Spa a fait transporter plusieurs machines d’Italie en France en vue de leur exposition dans un salon professionnel. Par contrat conclu en novembre 2014 (autrement dit avant l’entrée en vigueur de la réforme du droit des contrats), la société Aetna Group France a confié à la société Clamageran la manutention et le déchargement des machines à l’issue de leur transport. L’une d’elles ayant été endommagée alors qu’elle était manipulée par un employé de la société Clamageran, la société Aetna Group Spa a obtenu une indemnité de son assureur, la société Itas Mutua.

Subrogée dans les droits de son assurée, la société Itas Mutua a assigné la société Clamageran en paiement de dommages et intérêts sur le fondement de la responsabilité contractuelle. Dans un arrêt en date du 21 janvier 2021, la Cour d’appel de Paris a condamné la société de manutention à régler à l’assureur la somme de 100.000 euros tout en refusant de faire application des clauses limitatives de responsabilité stipulées dans le contrat de 2014. Il faut ici remarquer qu’à l’invitation du président de la chambre à laquelle le dossier était affecté, les parties durent présenter leurs observations sur la nature délictuelle et non pas contractuelle de l’action exercée en raison de l’absence de rapport contractuel entre la société Aetna Group Spa et la société Clamageran (Le contrat ayant été conclu entre la société Clamageran et la société Aetna Group France).

En conséquence, la société condamnée a formé un pourvoi en cassation pour que les clauses contractuelles limitatives de responsabilité soient bien jugées applicables à l’action en responsabilité délictuelle intentée par un tiers au contrat.

Pour se prononcer, la Haute juridiction rappelle, dans un premier temps, sa position désormais classique en matière de responsabilité délictuelle fondée sur une inexécution contractuelle (I), puis, dans un second temps, rend opposables aux tiers les clauses limitatives de responsabilité (II).

 

I. Le rappel des avancées prétoriennes antérieures

Avant de s’intéresser aux apports de l’arrêt, il faut se pencher sur les principes appliqués dans l’arrêt de juillet 2024.

Le point remarquable consiste en la possibilité pour un tiers à un contrat d’agir sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle (jusque là rien de surprenant) en invoquant un manquement contractuel qui lui aurait causé un dommage (chose plus surprenante puisque le tiers n’est pas lié par le contrat).

Cette possibilité est reconnue depuis la controversée jurisprudence dite Boot shop expressément mentionnée par l’arrêt étudié à son §12. Aux termes de cette décision abondement commentée (C. cass., Ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255, Bull. 2006, Ass. plén, n° 9 à consulter ici), le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Cette solution n’a guère emporté la conviction de l’ensemble des commentateurs comme celle de tous les praticiens. D’ailleurs, la troisième chambre civile et la chambre commerciale de la Cour de cassation ont parfois pris leurs distances avec cette solution (v. not. Cass. com. 18 janv. 2017, n° 14-16.442 et Cass. 3e civ. 3, 18 mai 2017, n° 16-11.203).

Cependant, la solution a été confirmée comme martelée par un nouvel arrêt d’assemblée plénière. Dans cette décision dite Bois Rouge (C. cass., Ass. plén. 13 janvier 2020, n° 17-19.963, publié au Bulletin à consulter ici), elle aussi visée au §12 de l’arrêt étudié, il est maintenu que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. En l’espèce, le tiers à un contrat d’alimentation en énergie, qui, en raison de l’interruption de la fourniture en énergie endurée pendant plusieurs semaines par la société avec laquelle il était en relation, avait subi un préjudice d’exploitation, put invoquer le manquement contractuel imputable au fournisseur d’énergie pour obtenir réparation.

Autrement dit, l’action en responsabilité civile délictuelle du tiers est « facilitée » puisqu’il n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte du manquement contractuel.

Dans l’affaire donnant lieu à l’arrêt de 2024, la Cour de cassation n’a fait qu’appliquer les deux précédents cités pour permettre au tiers au contrat d’agir en responsabilité civile délictuelle en invoquant un manquement contractuel et par conséquent sans avoir besoin d’établir une faute au sens de la responsabilité civile délictuelle.

Il faut toutefois remarquer que cette solution, qui n’emporte pas la satisfaction de tous, est désormais bien arrêtée sans pour autant être régulièrement rappelée par la Haut juridiction. Le §12 de l’arrêt de juillet 2024 est donc judicieux.

Toutefois, là n’est pas l’apport essentiel de l’arrêt qui va bien au-delà. En effet, il n’était pas question de remettre en cause ces avancées mais plutôt d’en délimiter les conséquences en matière de clauses limitatives de responsabilité.

Comme le soulève devant la Cour de cassation la demanderesse, « lorsqu’un tiers invoque sur le fondement de la responsabilité extra-contractuelle l’inexécution d’une obligation contractuelle, les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les cocontractants lui sont opposables ».

La question est inédite et ne peut se poser que dans ce contexte particulier tant on sait de longue date qu’en matière de responsabilité délictuelle les clauses limitatives de responsabilité sont, par principe, nulles (V. par ex. : Cass. civ. 2e, 17 février 1955, n°55-02.810, publié au Bulletin à consulter ici). Comme une thèse a pu l’affirmer : « c’est donc en raison du silence des textes que les juges français ont énoncé la prohibition des conventions exonératoires de responsabilité délictuelle ». (Marie Leveneur-Azémar, Etude sur les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, juin 2017, Lextenso, coll. Bibliothèque de Droit privé, t. 577, n° 75 et s.).

Avant de s’intéresser aux apports de l’arrêt, il faut se pencher sur les principes appliqués dans l’arrêt de juillet 2024.

Le point remarquable consiste en la possibilité pour un tiers à un contrat d’agir sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle (jusque là rien de surprenant) en invoquant un manquement contractuel qui lui aurait causé un dommage (chose plus surprenante puisque le tiers n’est pas lié par le contrat).

Cette possibilité est reconnue depuis la controversée jurisprudence dite Boot shop expressément mentionnée par l’arrêt étudié à son §12. Aux termes de cette décision abondement commentée (C. cass., Ass. plén., 6 octobre 2006, n° 05-13.255, Bull. 2006, Ass. plén, n° 9 à consulter ici), le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Cette solution n’a guère emporté la conviction de l’ensemble des commentateurs comme celle de tous les praticiens. D’ailleurs, la troisième chambre civile et la chambre commerciale de la Cour de cassation ont parfois pris leurs distances avec cette solution (v. not. Cass. com. 18 janv. 2017, n° 14-16.442 et Cass. 3e civ. 3, 18 mai 2017, n° 16-11.203).

Cependant, la solution a été confirmée comme martelée par un nouvel arrêt d’assemblée plénière. Dans cette décision dite Bois Rouge (C. cass., Ass. plén. 13 janvier 2020, n° 17-19.963, publié au Bulletin à consulter ici), elle aussi visée au §12 de l’arrêt étudié, il est maintenu que le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. En l’espèce, le tiers à un contrat d’alimentation en énergie, qui, en raison de l’interruption de la fourniture en énergie endurée pendant plusieurs semaines par la société avec laquelle il était en relation, avait subi un préjudice d’exploitation, put invoquer le manquement contractuel imputable au fournisseur d’énergie pour obtenir réparation.

Autrement dit, l’action en responsabilité civile délictuelle du tiers est « facilitée » puisqu’il n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte du manquement contractuel.

Dans l’affaire donnant lieu à l’arrêt de 2024, la Cour de cassation n’a fait qu’appliquer les deux précédents cités pour permettre au tiers au contrat d’agir en responsabilité civile délictuelle en invoquant un manquement contractuel et par conséquent sans avoir besoin d’établir une faute au sens de la responsabilité civile délictuelle.

Il faut toutefois remarquer que cette solution, qui n’emporte pas la satisfaction de tous, est désormais bien arrêtée sans pour autant être régulièrement rappelée par la Haut juridiction. Le §12 de l’arrêt de juillet 2024 est donc judicieux.

Toutefois, là n’est pas l’apport essentiel de l’arrêt qui va bien au-delà. En effet, il n’était pas question de remettre en cause ces avancées mais plutôt d’en délimiter les conséquences en matière de clauses limitatives de responsabilité.

Comme le soulève devant la Cour de cassation la demanderesse, « lorsqu’un tiers invoque sur le fondement de la responsabilité extra-contractuelle l’inexécution d’une obligation contractuelle, les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les cocontractants lui sont opposables ».

La question est inédite et ne peut se poser que dans ce contexte particulier tant on sait de longue date qu’en matière de responsabilité délictuelle les clauses limitatives de responsabilité sont, par principe, nulles (V. par ex. : Cass. civ. 2e, 17 février 1955, n°55-02.810, publié au Bulletin à consulter ici). Comme une thèse a pu l’affirmer : « c’est donc en raison du silence des textes que les juges français ont énoncé la prohibition des conventions exonératoires de responsabilité délictuelle ». (Marie Leveneur-Azémar, Etude sur les clauses limitatives ou exonératoires de responsabilité, juin 2017, Lextenso, coll. Bibliothèque de Droit privé, t. 577, n° 75 et s.).

II. L’apport de l’arrêt

L’intérêt majeur de l’arrêt, celui qui justifie sa publication au Bulletin, ne réside donc pas dans la confirmation des principes rappelés mais bien dans la réponse inédite qu’il apporte à la question suivante : les clauses limitatives (comme exonératoires peut-on l’imaginer) de responsabilité sont-elles opposables aux tiers qui agissent en responsabilité civile délictuelle en raison d’un manquement contractuel leur causant un dommage ?

Selon la Haute juridiction, la réponse est positive : « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ».

En l’espèce, les clauses limitatives de responsabilité issues des conditions générales du contrat conclu entre la société Clamageran et la société Aetna Group France devaient donc être opposables à la société Itas Mutua, subrogée dans les droits de la société Aetna Group Spa.

La Cour de cassation s’appuie sur différents textes pour justifier sa position :

  • L’article 1382 du Code civil, devenu depuis 2016 l’article 1240 du même code ; texte qui pose les principes de la responsabilité civile délictuelle.
  • L’article 1165 du Code civil, devenu depuis 2016 l’article 1199 du même code; texte propre à l’effet relatif des contrats.
  • L’article 1134 du Code civil, devenu depuis 2016 l’article 1103 du même code ; texte propre à la force obligatoire du contrat.

Ces fondements textuels donnent une assise juridique à la solution retenue mais force est de constater qu’ils pourraient tout autant justifier une position contraire. Il faut plutôt s’en tenir aux arguments avancés par la Cour pour bien comprendre la solution.

L’objectif affirmé est de ne pas dénaturer les prévisions du contrat comme son économie générale. L’idée sous-jacente est finalement d’assurer la force obligatoire des stipulations contractuelles tant entre les parties qu’à l’égard du tiers qui se fonderait sur un manquement contractuel pour agir sur le terrain délictuel.

Somme toute, la solution comme les arguments avancés paraissent aussi logiques qu’attendus si l’on part bien du postulat prétorien qu’un tiers peut se fonder sur un manquement contractuel pour agir sur le terrain délictuel sans avoir à établir une faute extracontractuelle. Dès lors, une application uniforme des règles contractuelles s’impose à l’égard des tiers au contrat afin d’achever la construction prétorienne initiée par l’arrêt Boot shop.

Autrement dit, il est ici question d’aller au bout du raisonnement et de retenir une analyse unitaire assez naturelle. Le tiers au contrat pouvant se baser sur une faute contractuelle pour agir sur un fondement délictuel, il est « logique » qu’il ne puisse se trouver dans une position plus favorable que les parties au contrat et donc que les clauses limitatives comme exonératoires de responsabilité civile lui soit inopposables.

Puisqu’on lui permet de ne pas avoir à établir une faute au sens de la responsabilité civile délictuelle et de s’en tenir au « seul » manquement contractuel, en dépit de sa qualité de tiers au contrat, il n’est pas choquant que les clauses limitatives lui soient opposables. Certes, le tiers ne connait pas nécessairement ces clauses qui lui sont rendues opposables mais, dans le même sens, il choisit bien d’utiliser un manquement contractuel alors qu’il n’est pas partie au contrat afin d’obtenir réparation.

L’arrêt étant publié au Bulletin, on peut aisément imaginer que les autres chambres de la Cour de cassation, saisies d’un litige identique, devraient « s’incliner » et adopter une solution similaire. Du moins, il faut espérer qu’à l’unisson les chambres de la Cour de cassation retiennent cette solution nouvelle…

On peut également remarquer que dans les projets de réforme du droit de la responsabilité civile, la question est également envisagée. Ainsi, le Sénat, dans une proposition de loi du 29 juillet 2020 à consulter ici, retient cette opposabilité des clauses contractuelles mais dans un contexte bien précis :

Proposition d’article 1234 du Code civil :

« Lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs mentionnés à la section 2 du chapitre II du présent sous-titre.

Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat et ne disposant d’aucune autre action en réparation pour le préjudice subi du fait de sa mauvaise exécution, peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. » ;


Conclusion :

L’application de la solution tirée de l’arrêt du 03 juillet 2024 assure véritablement l’efficacité des clauses limitatives de responsabilité. Elle invite à prendre en considération l’économie générale du contrat comme l’intention des parties. Surtout, elle suppose d’aller plus loin afin d’anticiper contractuellement les conséquences d’une potentielle mauvaise exécution voire d’une inexécution du contrat à l’égard des parties, c’est une évidence, mais aussi à l’égard des tiers.

En ce sens, la solution adoptée pourrait, selon le contexte, encourager les parties à prévoir des limites à l’engagement de leur responsabilité contractuelle, limites qui seront donc, par extension, opposables aux tiers se fondant sur un manquement contractuel.

Par contrat, il devient donc possible de limiter la réparation du préjudice subi par un tiers en cas de mauvaise exécution ou d’inexécution contractuelle. Réparation susceptible alors de ne pas être intégrale.

Par exemple, en présence d’un pacte d’associés, la société objet du pacte qui n’en serait pas partie sera donc un tiers tout comme un associé non-signataire. Ainsi, si la société comme l’associé non-signataire se fonde sur un manquement contractuel pour agir à l’encontre des parties sur le terrain délictuel afin d’obtenir réparation de son préjudice, il est à présent possible de lui opposer les limites prévues au sein du pacte.

Dans le même ordre d’idée, un raisonnement identique devrait s’appliquer en cas de manquement à une obligation contractuelle de confidentialité qui causerait un préjudice à un tiers au contrat énonçant ladite obligation. Le tiers victime se fonderait alors sur l’inobservation contractuelle pour obtenir réparation de son préjudice sur le terrain délictuel et il deviendrait possible de lui opposer les clauses statutaires limitatives de responsabilité stipulée.

L’avis et les conseils d’un spécialiste sont donc requis pour rédiger vos contrats et en assurer la sécurité juridique. Nos équipes se tiennent à votre entière disposition pour y parvenir.

 

Par Quentin Némoz-Rajot