La chambre criminelle de la Cour de cassation vient de réaliser un tonitruant revirement de jurisprudence : en cas de fusion-absorption, la société absorbante peut désormais être, sous conditions, condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour une infraction commise par la société absorbée avant l’opération.
Voir la notice de la Cour de cassation.
Cette décision, inspirée par le droit européen, est promise à une très large diffusion et à de nombreux commentaires. Elle fait l’objet d’un communiqué de presse et d’une note explicative de la Cour de cassation, ce qui est suffisamment rare pour être souligné. Dorénavant, une opération de fusion-acquisition peut donc donner lieu à un transfert de responsabilité pénale de l’absorbée vers l’absorbante. En contrepartie, la société absorbante pourra se prévaloir de tout moyen de défense que l’absorbante aurait pu soulever.
L’ampleur du revirement doit cependant être mesurée : le transfert de responsabilité pénale ne s’applique qu’aux fusions-absorptions entrant dans le champ de la directive européenne relative à la fusion des sociétés anonymes et il n’autorise que le prononcé de peines de nature patrimoniale.
Nous vous proposons de revenir en 5 points sur cet arrêt fondamental.
I. L’ancien principe : la fusion-absorption obstacle à la transmission de la responsabilité pénale
II. En cas de fusion-absorption, à quelles conditions la société absorbante peut-elle être condamnée pénalement pour des faits commis, avant la fusion, par la société absorbée ?
III. Application dans le temps de la solution nouvelle
IV. La limite de la fraude
V. Les conséquences de la décision
I. L’ancien principe : la fusion-absorption obstacle à la transmission de la responsabilité pénale
Classiquement, les opérations de fusion entraînent la transmission de l’ensemble des éléments d’actif et de passif à la nouvelle société créée ou à la société absorbante (Art. L. 236-3 I C. com.). La société absorbante acquiert à ce titre la qualité de partie à l’instance engagée par la société qu’elle a absorbée. Toutefois, la chambre criminelle de la Cour de cassation a inlassablement refusé l’application de ce principe en matière de responsabilité pénale.
En effet, elle estimait que l’article 121-1 du Code pénal – aux termes duquel nul n’est responsable pénalement que de son propre fait – devait s’interpréter comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière perde son existence juridique par l’effet d’une fusion-absorption en raison du principe de la personnalité des peines (Vous pouvez lire en ce sens Cass. com. Crim., 25 octobre 2016, n° 16-80.366). A l’aune du droit pénal, la dissolution d’une société à la suite d’une fusion était analysée comme le décès d’une personne physique.
Aux dires de la Haute juridiction dans son arrêt du 25 novembre 2020 : « cette interprétation de l’article 121-1 du code pénal se fonde sur la considération que la fusion, qui entraîne la dissolution de la société absorbée, lui fait perdre sa personnalité juridique et entraîne l’extinction de l’action publique en application de l’article 6 du code de procédure pénale. La société absorbante, personne morale distincte, ne saurait en conséquence être poursuivie pour les faits commis par la société absorbée ».
Comme le relève pédagogiquement la chambre criminelle : « cette approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption doit être remise en cause car, d’une part, elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée, d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité économique ».
Il est vrai que la fusion-absorption entraîne une transmission universelle du patrimoine de l’absorbée et non sa liquidation. L’activité de l’absorbée se poursuit donc chez l’absorbante, rendant alors possible une éventuelle sanction. Cette solution avait déjà été affirmée en matière d’amende civile (Cass. com., 21 janvier 2014, 12-29.166) et l’unification prétorienne apparaît finalement opportune.
Elle caractérise surtout un alignement avec le droit européen. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne avait énoncé que les dispositions de l’article 19, 1 de la directive 78/855 du 9 octobre 1978, codifiées à l’article 105, 1 de la directive 2017/1132 du 14 juin 2017, doivent être interprétées en ce sens qu’une fusion entraîne la transmission à la société absorbante de l’obligation de payer une amende infligée après la fusion pour des infractions commises par la société absorbée avant cette opération (CJUE 5 mars 2015 aff. 343/12).
La CEDH également (CEDH, décision du 24 octobre 2019, Carrefour France c. France, n°37858/14) avait démontré que « la société absorbée n’est pas véritablement » autrui » à l’égard de la société absorbante » afin de décider que le prononcé d’une amende civile, à laquelle est applicable le volet pénal de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, à l’encontre d’une société absorbante, pour des actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion par la société absorbée, ne porte pas atteinte au principe de personnalité des peines.
Il paraît finalement logique que la Cour de cassation opère un revirement pour qu’en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société la société absorbante puisse être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération.
II. En cas de fusion-absorption, à quelles conditions la société absorbante peut-elle être condamnée pénalement pour des faits commis, avant la fusion, par la société absorbée ?
A l’appui du droit européen, selon la Cour de cassation, « en cas de fusion-absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive précitée, la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération ». Plusieurs conditions sont donc à respecter pour que la responsabilité pénale de l’absorbée soit reportée automatiquement sur l’absorbante.
– Relever de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes (Dir. 2017/1132 du 14-6-2017 art. 87, 1). Sont concernées les SA mais aussi les SAS et les SCA. La note explicative précitée de la Cour de cassation mentionne expressément les SAS, mais les explications avancées devraient parfaitement s’appliquer aussi aux SCA. (« En effet, les SAS ne sont qu’une catégorie particulière de société par actions et sont soumises, dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières les concernant, aux règles concernant les sociétés anonymes »). Les fusions concernant les autres formes sociales ne sont donc pas visées par l’arrêt et elles devraient demeurer soumises aux principes prétoriens antérieurs.
– Les condamnations pénales à des peines d’amende ou à des confiscations sont les seules susceptibles d’être transférées à l’absorbante. La Cour de cassation cantonne donc le revirement aux sanctions patrimoniales. « Cette limitation s’impose de par le fondement du transfert de responsabilité pénale, qui découle de la transmission universelle du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante ». L’activité économique de l’absorbante est donc protégée puisqu’une dissolution ne pourra pas être prononcée au titre d’un transfert de responsabilité pénale de l’absorbée.
– Quelles sont les opérations concernées ? La Haute juridiction ne vise que la fusion-absorption. Toutefois, dans le cadre d’une fusion par constitution d’une nouvelle société, il y a également, aux dires de la directive, une dissolution sans liquidation et finalement continuité de l’activité économique. De notre point de vue, on devrait donc également assister à un transfert de la responsabilité pénale des sociétés initiatrices vers la nouvelle société constituée. Les apports partiels d’actifs ne semblent, à l’inverse, pas concernés dans la mesure où tant la directive que l’arrêt lui-même précisent que l’opération doit entraîner la dissolution de la société mise en cause. Quid de la transmission universelle de patrimoine de l’article 1844-5 du Code civil qui certes donne lieu à une dissolution sans liquidation mais qui n’est pas visée par la directive ? Pour l’heure, on imagine ce type d’opération non concerné par le revirement.
III. Application dans le temps de la solution nouvelle
Tenant compte des conséquences de son important revirement de jurisprudence, la Cour de cassation en module son application dans le temps. Pour ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique, la solution nouvelle n’est applicable qu’aux opérations conclues postérieurement au prononcé du présent arrêt. Elle n’est ainsi pas appliquée dans l’affaire donnant lieu à son prononcé. Comme le soulignent les Hauts magistrats : « tout justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef ».
Autrement dit, ne sont concernées par le revirement que les opérations de fusion-absorption relevant de la directive et conclues postérieurement au 25 novembre 2020. C’est alors la date de l’opération qui compte et non pas celle de la commission de l’infraction.
IV. La limite de la fraude
L’interprétation renouvelée des textes de droit interne, permise par le droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme et induite par le droit de l’Union européenne, permet d’éviter que la fusion-absorption ne fasse obstacle à la responsabilité pénale des sociétés dans certaines hypothèses.
Toutefois, la Cour de cassation va plus loin. Elle ajoute également, pour la première fois, qu’en tout état de cause la responsabilité pénale pleine et entière de la société absorbante peut être engagée si l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale. Si la transmission d’une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait commises, au détriment de l’État membre concerné ou d’autres intéressés éventuels.
Dans cette hypothèse, l’opération de fusion constitue une fraude à la loi, de sorte que toutes les sociétés, quelle que soit leur forme, sont concernées et que toute peine encourue peut être prononcée (il n’y a pas ici de limitation aux amendes et confiscations). Il n’est donc plus question d’entrer dans le champ d’application de la directive, mais bien de caractériser ou non une opération frauduleuse.
Aux termes de l’arrêt, « si la Cour de cassation n’a pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible. Elle est donc applicable aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt ».
Cette précision est d’importance et s’inscrit dans la continuité du revirement de la Cour de cassation. Cependant, elle est d’application immédiate et appelle à la prudence pour les opérations en cours et clôturées puisque la Haute juridiction n’a jamais véritablement caractérisé une telle fraude. Un risque peut donc planer sur des fusions déjà effectuées.
V. Les conséquences de la décision
– Distinguer les opérations frauduleuses de celles licites.
– Distinguer les opérations effectuer à compter du 25 nov. La Cour de cassation a réalisé un tableau consultable ici.
– Distinguer les opérations entrant dans le champ du revirement.
– Protéger les associés de l’absorbante en réalisant un audit plus poussé pour écarter/anticiper les risques et demander des garanties supplémentaires.