Garantie d’éviction et cession de droits sociaux : une difficile articulation

garantie d'éviction

20 décembre 2021

L’application de la garantie d’éviction à une cession de titres suscite différents problèmes. Par un arrêt du 10 nov. 2021, publié au Bulletin, la chambre commerciale de la Cour de cassation érige un nouveau critère en affirmant que « si la liberté du commerce et la liberté d’entreprendre peuvent être restreintes par l’effet de la garantie d’éviction à laquelle le vendeur de droits sociaux est tenu envers l’acquéreur, c’est à la condition que l’interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger ».

Pour consulter l’arrêt : Cass. com. 10 novembre 2021, Pourvoi n° 21-11.975.

Le contexte :

En matière de vente, le Code civil organise, aux articles 1625 et suivants, la protection de l’acquéreur. Ces dispositions, initialement prévues pour les biens corporels, s’appliquent également en matière de cession de droits sociaux. Ainsi, la jurisprudence a déjà admis à différentes reprises que le cédant de titres est tenu de la garantie d’éviction à l’égard du cessionnaire. Comme précisé par un auteur, « concrètement, en matière de cession de droits sociaux, cela signifie que le cédant doit garantir le cessionnaire qu’il s’abstiendra de tous actes qui pourraient le troubler dans l’exercice et la jouissance de ses parts ou des actions qu’il a acquises ». Selon un autre auteur, « la mise en œuvre de la garantie d’éviction en matière de cession de parts sociales est subordonnée à l’existence d’actes de nature à constituer des reprises ou des tentatives de reprise du bien vendu ou d’atteintes aux activités telles qu’elles empêchent l’acquéreur de poursuivre l’activité économique de la société ainsi que de réaliser l’objet social ».

L’article 1626 du Code civil esquisse les grandes lignes de la garantie d’éviction en énonçant que « quoique lors de la vente il n’ait été fait aucune stipulation sur la garantie, le vendeur est obligé de droit à garantir l’acquéreur de l’éviction qu’il souffre dans la totalité ou partie de l’objet vendu, ou des charges prétendues sur cet objet, et non déclarées lors de la vente ».

Par conséquent, cette garantie est de plein droit bien qu’elle puisse faire l’objet d’aménagements (Art. 1627 et 1628 C. civ.). Elle peut, par exemple, s’appliquer après l’expiration d’une clause de non-concurrence stipulée au sein de l’acte de vente. En tout état de cause, la garantie d’éviction ne correspond pas per se à une obligation de non-concurrence.

Dans le contexte particulier des cessions de titres, une analyse de la jurisprudence démontre que le recours à la garantie d’éviction est exceptionnel et circonscrit. Un arrêt dit Ducros (Cass. com. 21-1-1997 n° 94-15.207), rendu en 1997 par la chambre commerciale de la Cour de cassation, soumet la garantie d’éviction à des conditions strictes qui en limitent la portée dans le contexte des ventes de droits sociaux. Il fut ainsi considéré que la garantie légale d’éviction du fait personnel du vendeur n’entraîne pour celui-ci l’interdiction de se rétablir que si ce rétablissement est de nature à empêcher les acquéreurs des titres de poursuivre l’activité économique de la société et de réaliser l’objet social. Ces conditions « sévères » sont à l’appréciation souveraine des juges du fond. Aussi, une diminution de la valeur des titres ou un empêchement de développer l’activité de la société sont insuffisants pour caractériser une éviction du cessionnaire par le fait du cédant. On comprend donc que, selon la Haute juridiction, le cédant n’est pas soumis de plein droit à une véritable obligation de non-concurrence. Aux dires du Professeur Guyon, on est « plus proche de la concurrence déloyale que de la concurrence interdite ». Aussi, pour bénéficier au sens strict d’une obligation de non-concurrence, est-il nécessaire de procéder à des aménagements contractuels lors la cession.

Cependant et à défaut de stipulations particulières, l’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 10 novembre 2021 devrait bouleverser le semblant d’équilibre découlant de l’arrêt Ducros ou du moins engendrer un nouveau contentieux lorsque le cédant crée une activité « concurrente » après la vente.

Les faits :

Deux personnes physiques ont créé, en 1997, la société A spécialisée dans l’édition de solutions « Open source ». Le 14 mai 2007, elles ont cédé leurs actions à la société L, intervenant sur le marché des prestations de services informatiques. Elles sont, à cette occasion, devenues actionnaires de la société L et salariées de la société A.

En 2010, elles démissionnèrent de la société A et, l’année suivante, elles se firent racheter les actions qu’elles possédaient de la société L. En parallèle, le 12 octobre 2010, l’un des cédants créait la société B où il était rejoint, en octobre 2011, par le second cédant.

Invoquant la garantie légale d’éviction, la société L a alors assigné les deux cédants en restitution partielle de la valeur des droits sociaux cédés et en réparation de son préjudice.

Pour la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 1er décembre 2020, les cédants avaient manqué à leur obligation née de la garantie légale d’éviction.  Les juges du fond constataient que les cédants s’étaient rétablis, par l’intermédiaire de la nouvelle société B, « dans le même secteur d’activité que la société cédée, pour proposer au marché un produit concurrent ». Ils relevaient également qu’ils s’étaient réappropriés une partie du code source du logiciel, qu’ils avaient débauché le personnel qui avait été essentiel à l’activité de la société A et que les clients s’étaient détournés de cette dernière à la suite de leurs départs afin de contracter avec la société B à la suite d’une procédure d’appel d’offres. Ils retenaient alors que leurs agissements aboutissaient à un détournement de la clientèle attachée aux produits et services vendus par la société A, empêchant cette dernière de poursuivre pleinement son activité.

Pour autant, la Cour de cassation casse et annule cet arrêt pour défaut de base légale en se fondant tant sur la garantie d’éviction que sur les principes de liberté d’entreprendre et de liberté du commerce et de l’industrie.

La décision relative à la garantie d’éviction :

Des intérêts antagonistes s’opposent dans l’arrêt et de manière plus générale en cas de cession de titres : ceux du cédant et ceux du cessionnaire. Pour le vendeur, la liberté du commerce et d’industrie tout comme la liberté d’entreprendre, principes à valeur constitutionnelle, militent en faveur de la poursuite d’une activité professionnelle dans une nouvelle structure. A l’inverse, sur le fondement du droit de la vente via la garantie d’éviction, l’intérêt du cessionnaire est d’empêcher l’exercice d’une activité concurrente par le cédant. Le droit au rétablissement dans le cadre d’une nouvelle activité entrepreneuriale s’oppose donc à la garantie d’éviction issue du droit de la vente.

Jusque-là, dans le contexte de la cession de droits sociaux, en application de la jurisprudence Ducros, un rétablissement était possible sous réserve de ne pas empêcher les acquéreurs des titres de poursuivre l’activité économique de la société et de réaliser l’objet social.

Dans son arrêt du 10 novembre 2021 publié au Bulletin, la Cour de cassation ne remet pas en cause cette possibilité encadrée de rétablissement. Cependant, elle utilise un nouveau critère, qui se substitue aux deux précédents, pour en apprécier la licéité. Elle affirme que « si la liberté du commerce et la liberté d’entreprendre peuvent être restreintes par l’effet de la garantie d’éviction à laquelle le vendeur de droits sociaux est tenu envers l’acquéreur, c’est à la condition que l’interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger ». En clair, c’est une application du principe de proportionnalité qui permet d’autoriser ou non le cédant à se rétablir professionnellement dans une autre structure.

Les conséquences de la garantie d’éviction:

En substituant à la double condition restrictive issue de l’arrêt Ducros le recours au principe de proportionnalité, la Cour de cassation rebat les cartes. Elle ébranle un équilibre relativement bien établi jusque-là. Certes des précédents, rendus dans le contexte bien particulier des sociétés professionnelles, avaient déjà effrité l’édifice d’ensemble en s’éloignant de la double condition traditionnelle (V. par ex. : Cass. civ. 1ère, 24 janvier 2006, n° 03-12.736 et Cass. com., 12 mai 2015, n° 14-11.699), mais sans qu’un nouveau critère ne se dégage véritablement.

Dans son arrêt du 10 nov. 2021, la Cour de cassation érige désormais ce nouveau critère : une nécessaire proportionnalité entre l’atteinte portée à la garantie d’éviction et le respect du binôme liberté de commerce et d’industrie – liberté d’entreprendre.

On imagine alors une certaine souplesse dans les appréciations judiciaires futures. Désormais, ce sera au juge du fond d’apprécier in concreto si l’atteinte portée à la liberté d’entreprendre pour respecter la garantie d’éviction est justifiée/proportionnée ou non. L’arrêt offre en ce sens une clef de lecture intéressante puisqu’il précise que les juges devront « rechercher concrètement si, au regard de l’activité de la société dont les parts avaient été cédées et du marché concerné, l’interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés ». Cette marge de manœuvre judiciaire pourrait créer une certaine insécurité et provoquer de nouveaux contentieux. Néanmoins, elle permet une adaptation judiciaire aux différentes situations rencontrées.

En insistant sur les critères de l’activité exercée et du marché concerné, la Cour de cassation donne le ton des futures décisions. En l’espèce, elle relève que la Cour d’appel avait constaté que l’un des cédants avait créé la société B plus de trois ans après la cession des actions et que le second cédant n’avait rejoint cette société B que quatre ans après la cession. On peut imaginer que dans le secteur informatique, secteur sujet à de permanentes et fortes évolutions, une telle durée devrait légitimer le droit au rétablissement du cédant.  Dans la même veine, un autre indice factuel est mis en avant : le fait « que les contrats en cours lors de la cession étaient à durée déterminée ».

Par sécurité et pour limiter les risques, il est recommandé d’anticiper en amont ces problématiques et d’aménager, lors de la cession, la garantie d’éviction et une éventuelle clause de non-concurrence.