Dettes locatives en période de crise sanitaire : précisions de la Cour de cassation

dettes locatives

25 juillet 2022

La troisième chambre civile de la Cour de cassation a rendu, en date du 30 juin 2022, trois arrêts majeurs qui mettent fin aux espoirs de nombreux locataires de locaux commerciaux qui espéraient ne pas payer leurs loyers inhérents à la période de fermeture des commerces qualifiés de « non essentiels » lors des périodes de confinement. Autrement dit, les loyers sont bien dus.

Retrouver ici l’un des trois arrêts et ici le communiqué de la Cour de cassation accompagnant ces décisions.

Lors du premier confinement, nous avions présenté des pistes à explorer pour suspendre ou mettre fin à vos obligations contractuelles pour cause de Covid-19 dans un article (à consulter ici) intitulé « Vos contrats de droit privé face au COVID-19 ».

En matière de baux commerciaux, de nombreux preneurs ont décidé de suspendre le paiement de leur loyer lors des périodes de fermeture imposées par le législateur. On peut les comprendre puisque lors du premier confinement lié à l’épidémie de la Covid-19, les autorités avaient interdit l’accueil du public dans les locaux commerciaux considérés comme non-essentiels. Aussi, comment justifier qu’un preneur doive payer un loyer en échange de la mise à disposition d’un local vidé de sa clientèle à la suite de décisions étatiques ? A l’opposé, on peut également parfaitement concevoir les actions en justice intentées par les bailleurs afin d’obtenir le paiement de ces loyers puisqu’ils mettaient bien à la disposition de leurs locataires les locaux en dépit des fermetures imposées par des mesures étatiques.

Ces intérêts antagonistes ont suscité de nombreux débats judiciaires et doctrinaux. La question de savoir si les loyers commerciaux sont dus ou non pendant les périodes de fermeture des commerces décrétées lors de la crise sanitaire liée au Covid-19 a ainsi divisé les juges du fond. C’est peu dire que les premières décisions de la Cour de cassation étaient attendues avec impatience.

Ces trois arrêts rendus le même jour, évidemment publiés au Bulletin et donc accompagnés d’un communiqué explicatif, feront date. Si tous les débats ne sont, on l’imagine, pas clos et que d’autres pistes seront nécessairement explorées, il semble que le sort des loyers soit tout de même quasi définitivement scellé.

Signe des attentes suscitées, le communiqué de la Haute juridiction souligne qu’elle « a été saisie d’une trentaine de pourvois. La troisième chambre civile a fait le choix d’examiner trois d’entre eux en priorité, car ils lui offraient l’opportunité de répondre à des questions de principe posées par cette situation ».

La question posée était la suivante : « les commerçants, à qui il était interdit d’accueillir du public, étaient-ils en droit de ne pas payer leurs loyers ? ». La Cour de cassation répond négativement et douche les espoirs des preneurs. On relèvera l’approche économique de ces décisions puisque le communiqué s’appuie sur une note du Ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance relative à l’impact de la crise sanitaire sur les loyers des commerces aux termes de laquelle :

  •  jusqu’à 45 % des établissements du commerce de détail ont été fermés durant la crise ;
  • le montant total des loyers et charges locatives ainsi immobilisés est estimé à plus de 3 milliards d’euros ;
  • ces entreprises ont pu bénéficier de trois dispositifs d’aides successifs (fonds de solidarité, coûts fixes et aide loyers), ainsi que d’autres mesures de soutien.

En clair, ces décisions ont été rendues relativement rapidement dans un contexte éminemment complexe caractérisé notamment par les nombreuses aides mises en place par les pouvoirs publics. Il est finalement rappelé par la note ministérielle que la politique du « quoi qu’il en coute » a dans la majorité des cas porté ses fruits. Pour autant, les mesures prises pour lutter contre la propagation de la Covid-19 n’ont pas écarté l’application du droit commun des contrats ni celle du droit commercial, ce qui justifie les nombreux recours.

Dès lors quels enseignements tirés de ces trois décisions ?

1 ) Force majeure, loyers commerciaux et Covid-19

Le recours à la force majeure a été mainte fois mis en avant dans le contexte si particulier et exceptionnel des confinements successifs. Il s’agissait de l’argument juridique le plus spontané pour justifier la suspension du paiement des loyers commerciaux.

Aux termes de l’article 1218 du Code civil : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.

Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1 ».

On rappellera, pour commencer, que le débiteur d’une somme d’argent ne peut s’exonérer de cette obligation en invoquant la force majeure (V. en ce sens Cass. Com. 16 sept. 2014, n°13-20306). La précision est de taille et explique, en partie, le raisonnement des hauts magistrats.

De nombreux arrêts de Cour d’appel ont ainsi écarté l’application de la force majeure au profit des preneurs. La Cour de cassation fait finalement de même en avançant « qu’il résulte de l’article 1218 du code civil que le créancier qui n’a pu profiter de la contrepartie à laquelle il avait droit ne peut obtenir la résolution du contrat ou la suspension de son obligation en invoquant la force majeure ».

Aussi, c’est donc le locataire qui est analysé comme créancier de l’obligation de délivrance de la chose louée. Sur ce point et bien que la position puisse apparaître sévère au regard du contexte sanitaire, la Cour de cassation ne fait qu’appliquer la solution établie par un arrêt du 25 novembre 2020 (Civ. 1ère, 25 novembre 2020, pourvoi n° 19.21-060) qui rejetait la bilatéralisation de la force majeure. Aussi, la force majeure ne peut-elle être invoquée que par le débiteur. Cette analyse traditionnelle peut toutefois surprendre et susciter certains déséquilibres contractuels.

On relèvera au demeurant qu’en passant par cette question technique, la Cour de cassation a su éviter le tant attendu débat propre à la caractérisation de la force majeure elle-même dans un contexte de crise sanitaire.

2 ) Bonne foi et baux commerciaux

Bien que cela n’apparaisse pas dans le communiqué de la Cour de cassation, l’arrêt dont le lien est fourni plus haut s’intéresse également à la bonne foi.  L’article 1104 du Code civil énonce en effet que « les contrats doivent être négociés, formés et exécutés de bonne foi. Ces dispositions sont d’ordre public ».

L’exécution de bonne foi du contrat impose par conséquent aux parties un devoir de loyauté ou encore une obligation de coopération. En l’espèce, il est rappelé dans l’arrêt que « la bailleresse avait vainement proposé de différer le règlement du loyer d’avril 2020 », ce qui démontre qu’elle avait tenu compte des circonstances exceptionnelles et ainsi manifesté sa bonne foi. Il y a dès lors une éventuelle piste à explorer si les bailleurs n’ont aucunement tenté d’effectuer un effort en proposant des facilités de paiement (report et/ou échelonnement). Cependant, la sanction en cas de manquement au devoir de bonne foi devrait se limiter à des dommages et intérêts et non à une modification judiciaire du contrat (V. en ce sens Cass. Civ. 3e, 15 déc. 2016, n°15-22844). On peut enfin imaginer que le montant des dommages et intérêts accordés après une longue instance judiciaire soit inférieur aux dettes locatives.

  • Perte de la chose louée

L’un des apports majeurs des arrêts du 30 juin 2022 réside dans l’application de l’article 1722 du Code civil propre au contrat de louage.

Ce texte dispose que « si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a lieu à aucun dédommagement ».

La perte visée à l’article 1722 du code civil peut correspondre à une perte matérielle mais aussi, selon la jurisprudence, à une perte fonctionnelle, caractérisée lorsque l’utilisation prévue par le bail du local loué pour une activité entrepreneuriale est impossible ou diminuée.

En ce sens, il a déjà été jugé qu’une interdiction administrative d’exploiter une salle de cinéma s’analysait en une perte totale du bien loué (Cass. com. 19 juin 1962, Bull. civ. III, n°323).

Cependant, dans les arrêts du 30 juin 2022, l’effet de la mesure générale et temporaire d’interdiction de recevoir du public sur la période du 17 mars au 10 mai 2020, prévue par les arrêtés des 14 et 16 mars 2020 du Ministre des solidarités et de la santé, ainsi que par les décrets n° 2020-293 du 23 mars 2020 et n° 2020-423 du 14 avril 2020, est considéré comme sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué. Dès lors, les conséquences de ces mesures publiques ne peuvent être assimilées à la perte de la chose, au sens de l’article 1722 du code civil.

Contrairement à ce qui avait pu être retenu par certains juges du fond ou en référé, l’article 1722 du Code civil n’est donc pas mobilisable. La fermeture administrative des commerces ne peut être assimilée à une perte de la chose au sens de l’article 1722 du code civil. Face à l’ampleur des fermetures imposées, on peut comprendre cette position prétorienne car une solution contraire aurait pu entraîner une vague de résiliation de baux dévastatrices et contraire aux intérêts de toutes les parties. Toutefois, la Cour de cassation aurait pu s’inspirer de l’esprit de l’article 1722 du Code civil et s’écarter d’une interprétation littérale pour considérer qu’une perte totale mais temporaire de la chose louée pouvait entraîner une suspension des loyers.

3 ) Exception d’inexécution

Très logiquement, l’exception d’inexécution prévue à l’article 1219 du Code civil est écartée. En effet, selon la Haute juridiction, le bailleur n’a pas manqué à son obligation de délivrance édictée par l’article 1719 du Code civil. Cette obligation a pu être exécutée en dépit de la législation mettant en place les confinements. Le locataire s’est uniquement vu interdire la possibilité de recevoir du public, ce à quoi le bailleur est totalement étranger. Le locataire n’a donc été privé ni de la jouissance du local ni de la possibilité d’y développer son activité économique. Cette obligation de délivrance ayant été exécutée, la Cour estime alors que le locataire ne peut opposer l’exception d’inexécution au bailleur pour suspendre le paiement des loyers.

4 ) Référé et loyers

Enfin, la Cour de cassation retient que les arguments tirés de l’exception d’inexécution ou de la perte du local loué ne rendent pas l’obligation de payer le loyer sérieusement contestable au sens de l’article 835 du Code de procédure civile. En clair, les bailleurs peuvent agir en référé afin d’obtenir le paiement des loyers. Une fois les trois arrêts rendus par la Cour de cassation, on peut comprendre cette solution. En revanche, pour la période antérieure à ces décisions, l’affirmation semble audacieuse. Néanmoins, elle se justifie par une analyse pragmatique. En effet, en raisonnant ainsi, la Cour de cassation ne remet pas en cause toutes les décisions rendues en référé qui sont allés dans le sens des bailleurs.

Bien que le terrain de la bonne foi puisse être encore exploité ou encore l’imprévision de l’article 1195 du Code civil, il faut constater que, de manière générale, les locataires doivent payer leurs loyers en dépit du contexte sanitaire très particulier.

La Cour de cassation rejette les pourvois des locataires fondés sur la perte de la chose louée, sur l’obligation de délivrance et sur la force majeure, et décide que les loyers sont dus.

Par Quentin Némoz-Rajot