La Cour de cassation offre dans cet arrêt l’opportunité de s’intéresser à la théorie du mandat apparent qui peut, exceptionnellement, permettre à une société d’être engagée par une autre personne qu’un représentant légal.
Cass. com. 9 mars 2022, n° 19-25704, F–D (Consultez l’arrêt ici)
Le contexte juridique
L’exercice de l’activité d’une société suppose l’intervention de son ou de ses dirigeants. En droit des sociétés, c’est le législateur qui désigne les représentants de la société et détermine l’étendue de leurs pouvoirs. Par exemple, dans les SNC, les SCS, les SCA et les SARL, la gestion de la société est confiée à une ou plusieurs personnes appelées « gérants ». On emploie souvent l’expression de représentants légaux de la société. Il s’agit de toutes les personnes ayant légalement le pouvoir d’engager celle-ci à l’égard des tiers, tel un président de SAS.
Pour protéger et informer les tiers en relation avec la société, la loi organise également le régime de publicité de la désignation des représentants sociaux via le Registre du Commerce et des Sociétés (RCS). En ce sens, la nomination mais aussi la cessation de fonctions d’un dirigeant doivent faire l’objet d’une publicité qui est destinée à informer les tiers quant à l’identité de la personne habilitée à intervenir au nom de la société ainsi que sur l’étendue de ses pouvoirs. À défaut de publicité, la société ne pourra opposer aux tiers la nomination, la cessation des fonctions, ou le changement dans les pouvoirs du dirigeant. C’est ce qu’a rappelé la Cour de cassation dans un arrêt du 9 septembre 2020 dans lequel elle énonce que le changement de gérant de droit d’une SARL produit effet à l’égard des tiers lorsque les formalités légales de publicité ont été accomplies (Cass. crim. 9-9-2020 n° 19-81.118 F-D).
L’article L. 210-9 du Code de commerce permet de mieux comprendre l’importance de la publicité au regard des fonctions de direction. Ce texte dispose que :
« Ni la société ni les tiers ne peuvent, pour se soustraire à leurs engagements, se prévaloir d’une irrégularité dans la nomination des personnes chargées de gérer, d’administrer ou de diriger la société, lorsque cette nomination a été régulièrement publiée.
La société ne peut se prévaloir, à l’égard des tiers, des nominations et cessations de fonction des personnes visées ci-dessus, tant qu’elles n’ont pas été régulièrement publiées ».
Toutefois, le recours à la théorie prétorienne du mandat apparent est susceptible, dans certaines situations seulement, de s’écarter des informations publiées. A titre d’exemple, la reconnaissance d’un mandat apparent ne peut être retenue pour les actes passés par un ancien dirigeant dont la cessation des fonctions a été régulièrement publiée avant la conclusion de ces actes (Cass. com., 4 mai 1993, n°91-14616).
Cette théorie du mandat apparent est désormais consacrée à l’article 1156 du Code civil issu de la réforme du droit des obligations de 2016. Il est ainsi précisé que :
« L’acte accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs est inopposable au représenté, sauf si le tiers contractant a légitimement cru en la réalité des pouvoirs du représentant, notamment en raison du comportement ou des déclarations du représenté.
Lorsqu’il ignorait que l’acte était accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs, le tiers contractant peut en invoquer la nullité.
L’inopposabilité comme la nullité de l’acte ne peuvent plus être invoquées dès lors que le représenté l’a ratifié ».
On comprend donc qu’exceptionnellement une société peut être engagée par toute personne, même non habilitée régulièrement à le faire, si les tiers avec qui cette personne a traité ont légitimement cru que celle-ci disposait des pouvoirs nécessaires.
Les faits
En l’espèce, pour la construction de logements, un promoteur avait signé une promesse unilatérale de vente sur des terrains à laquelle intervenait une SARL en qualité d’apporteur d’affaires. Pour éviter le recours d’un riverain contre le permis de construire obtenu, le promoteur conclut alors une transaction prévoyant une indemnité. Un salarié de la SARL accepta que cette dernière prenne en charge une partie de l’indemnité en rétrocédant ses honoraires. En conséquence, le promoteur assigna la SARL en paiement. Faisant grief à la cour d’appel de la condamner à payer la somme de 30 000 € avec intérêts légaux, la SARL se pourvut en cassation. Elle contestait avoir été engagée par les propos ou écrits de son salarié. Pour autant, l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation en date du 9 mars 2022 rejette le pourvoi et permet de revenir sur la théorie du mandat apparent en droit des sociétés.
Publicité légale et mandat apparent
A l’appui de son pourvoi, la SARL avançait que seul le gérant de la SARL est investi du pouvoir d’agir au nom de la société à l’égard des tiers en vertu de l’article L. 223-18 alinéa 5 Code de commerce. Elle ajoutait également que la nomination et la cessation de ses fonctions sont soumises à des règles de publicité qui tiennent en échec la théorie du mandat apparent.
Ces arguments sont clairement rejetés par la Haute juridiction qui souligne que « le seul fait que la nomination et la cessation des fonctions de gérant de société à responsabilité limitée soient soumises à des règles de publicité légale ne suffit pas à exclure qu’une telle société puisse être engagée sur le fondement d’un mandat apparent ».
L’affirmation, très générale, est doublement intéressante :
- Elle démontre que les règles de la représentation légale des sociétés n’empêchent pas qu’une personne autre qu’un représentant légal de la personne morale engage celle-ci. Dans certaines circonstances, il peut s’agir d’un associé comme dans le cadre d’une action ut singuli ou encore d’un salarié comme en l’espèce. En effet, au quotidien, les sociétés recourent très régulièrement à des délégations de pouvoirs au bénéfice de leur personnel non dirigeant. La délégation de pouvoirs est devenue un véritable procédé de gestion sociale pour des dirigeants qui ne peuvent, à eux seuls, assumer tous les rapports entre la société et les tiers.
- De plus, la Cour de cassation précise que le dispositif de publicité légale au RCS des nominations et des cessations des fonctions des dirigeants n’écarte pas définitivement l’application de la théorie du mandat apparent. On comprend dès lors que la possibilité de consulter le RCS ne prive pas de toute légitimité l’éventuelle croyance du tiers en la réalité des pouvoirs d’une personne dont le nom ne figure pas sur le RCS
Pour autant, comme l’a relevé le Professeur Dondero,
« si l’invocation par le tiers de la théorie de l’apparence suppose qu’il rapporte la preuve de sa bonne foi, c’est-à-dire de son erreur légitime, on se demande comment cette bonne foi peut être établie si le tiers avait la possibilité de vérifier avant la conclusion du contrat, par un dispositif facilement accessible, s’il avait affaire ou non à un dirigeant en fonctions, et s’il ne l’a pas fait ».
C’est alors une appréciation souveraine des circonstances qui peut permettre de faire jouer la théorie du mandat apparent notamment pour les préposés et les prétendus mandataires de la société. Somme toute, l’arrêt démontre in fine que la représentation de la société n’est pas l’apanage des personnes auxquelles la loi attribue expressément ce rôle.
Néanmoins, la reconnaissance d’un mandat apparent n’intervient que très exceptionnellement.
La reconnaissance exceptionnelle d’un mandat apparent
Pour que le mandat apparent soit retenu et devienne source d’obligations pour la personne morale représentée, encore faut-il que la croyance du tiers à l’étendue des pouvoirs du prétendu représentant puisse être regardée comme légitime ; autrement dit que les circonstances aient pu autoriser le premier à ne pas vérifier les pouvoirs du second. Comme déjà évoqué, ces circonstances sont alors à l’appréciation souveraine des juges du fond.
Poursuivant son raisonnement, la Cour de cassation mentionne dans l’arrêt qu’« il résulte des articles 1985 et 1998 du code civil qu’une personne peut être engagée sur le fondement d’un mandat apparent lorsque la croyance du tiers aux pouvoirs du prétendu mandataire a été légitime, ce caractère supposant que les circonstances autorisaient ce tiers à ne pas vérifier lesdits pouvoirs ».
A nouveau, l’affirmation apparaît logique. Cependant, les articles visés peuvent surprendre. En effet, ces deux textes n’exigent aucunement une croyance légitime du tiers. Il faut alors se souvenir de la date des faits de l’espèce qui est antérieure à l’ordonnance du 10 février 2016 consacrant l’article 1156 du Code civil (texte exigeant quant à lui une croyance légitime). On imagine donc que ces textes ne sont cités que pour asseoir légalement la solution reposant, à l’époque des faits, sur un fondement prétorien déjà bien ancré.
Pour parachever son analyse, la Haute juridiction reprend ensuite des éléments relevés par les juges du fond afin de caractériser la dite croyance légitime autorisant à ne pas vérifier les pouvoirs du prétendu représentant. Elle relève ainsi que le promoteur avait pour seul interlocuteur M. [P], salarié de la « petite » SARL X, que ce dernier a déclaré, dans trois courriels adressés à la société de promotion, qu’il intervenait pour le compte de X, en employant le terme « nous » pour la désigner et en terminant ses messages par les mots « Pour X », et que le promoteur envoyait ses propres courriels à l’adresse mail de la société X et non à l’adresse mail personnelle de M. [P]. En conséquence, la société de promotion immobilière a pu légitimement croire que M. [P], qui a confirmé par écrit l’engagement de la SARL concernant la rétrocession d’honoraires, avait le pouvoir de prendre la décision de réduire les honoraires d’apporteur d’affaires de cette société.
Que retenir ?
La solution retenue démontre, si besoin en était, qu’une société peut valablement être engagée par une personne autre que son représentant légal. Elle souligne que la théorie du mandat apparent peut, dans certaines circonstances particulières et rares, s’appliquer en dépit des règles de publicité au RCS censées identifier les représentants légaux d’une société aux yeux des tiers. La non-publication de l’arrêt au Bulletin incite cependant à ne pas surestimer la portée de l’arrêt.
Aussi convient-il de considérer que la théorie du mandat apparent ne s’appliquera pas aisément en matière de représentation des sociétés.
Surtout, l’arrêt démontre qu’il est important pour les sociétés de sécuriser leurs relations avec les tiers en mettant en place des dispositifs permettant de s’assurer que des personnes non indiquées puissent les engager valablement.
Pour les tiers à la société, il est recommandé de scrupuleusement vérifier les pouvoirs de la personne physique voulant engager la personne morale afin de s’éviter les affres de la preuve d’un mandat apparent.
De telles préconisations permettront de sécuriser vos engagements et de s’assurer que les sociétés seront bien tenues par les stipulations contractuelles.