Responsabilité civile en cas de pluralité de gérants de SARL

Responsabilité civile

10 mars 2023

En cas de pluralité de gérants de SARL, la Cour de cassation affirme, dans un arrêt publié au Bulletin, que la responsabilité civile des gérants peut être engagée individuellement. Par principe, il n’y a donc pas de responsabilité collective ou solidaire des gérants.

Cass. com., 25 janvier 2023, 21-15.772, Publié au bulletin

Retrouvez l’arrêt ici

 

L’engagement de la responsabilité civile d’un dirigeant de société est une question délicate. Au-delà de la dimension humaine et des éventuelles complications que cela peut causer au sein de la société, un certain nombre de conditions doivent être respectées pour que l’action ait une chance d’aboutir.

Au-delà des questions de prescription ou de qualité pour agir, il convient avant tout d’établir une faute, un préjudice réparable et un lien de causalité entre la faute et le préjudice. En ce sens, toutes les fautes ne permettent pas d’engager la responsabilité civile d’un dirigeant de société. En sa qualité de représentant légal de la société, il est par définition protégé par l’écran de la personnalité morale.

Ainsi, lorsque l’action en réparation émane d’un tiers à la société, la jurisprudence (Cass. com., 20 mai 2003, n°99-17.092, Publié au bulletin) exige la preuve d’une faute détachable des fonctions, c’est-à-dire d’une faute intentionnelle d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions de direction. A l’inverse, lorsque l’action émane de la société ou de l’un des associés, l’article L. 223-22 alinéa 1er du Code de commerce impose de rapporter la preuve d’une faute de gestion (faute non définie par la loi qui recoupe une mosaïque large de comportements dont la négligence), d’une violation de la loi ou encore des statuts. En clair, un gérant de SARL peut plus aisément voir sa responsabilité civile personnelle engagée par la société ou un associé que par un tiers à la société.

Toutefois, la rédaction de ce même texte prête quelque peu à confusion en énonçant que « Les gérants sont responsables, individuellement ou solidairement, selon le cas ». L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation permet de mieux comprendre l’article précité et d’ainsi mesurer les risques potentiellement encourus en cas de pluralité de gérants dans une SARL. En effet, en vertu de l’article L. 223-18 du Code de commerce, il est parfaitement licite de désigner plusieurs gérants au sein d’une SARL. Dès lors, chaque gérant détient séparément le pouvoir d’effectuer tous les actes de gestion dans l’intérêt de la société, sauf le droit pour chacun de s’opposer à toute opération avant qu’elle ne soit conclue.

 

Les faits

 

Mme X est propriétaire d’un commerce de restauration situé dans un centre commercial appartenant à une SCI. Elle était également cogérante de la Société S exploitant un supermarché au sein du même centre commercial. En 2013, elle a démissionné de ses fonctions de gérant de la société S et a vendu, concomitamment, ses parts sociales. Sur le fondement de l’article L. 223-22 du Code de commerce, sa responsabilité civile a par la suite été engagée par la société S qui lui reprochait une faute de gestion : faire payer les consommations électriques afférentes à l’exploitation de son entreprise de restauration par la société S.

Dans un arrêt du 28 janvier 2021, cette demande fut rejetée par la Cour d’appel de Nouméa qui considéra que l’action en responsabilité de la société S aurait dû être dirigée à l’encontre de l’ensemble des cogérants et non contre la seule Mme S.

La Haute juridiction est ainsi amenée à se prononcer sur la possibilité, en cas de pluralité de gérants, d’agir en responsabilité civile contre un seul d’entre eux.

 

Décision de la Cour de cassation

 

Dans son arrêt du 25 janvier 2023, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel en se fondant sur l’article L. 223-22 du Code de commerce.

De manière inédite (ce qui explique la publication au Bulletin) mais attendue, il est énoncé que « la pluralité de gérants ne fait pas obstacle à ce que leur responsabilité soit engagée de manière individuelle ».

Il était donc possible d’engager seulement la responsabilité civile de Mme X et non celle de son cogérant au regard de l’article L. 223-22 du Code de commerce.


Analyse de la décision

 

La solution retenue par la Cour de cassation est parfaitement logique au regard des règles organisant la direction des SARL et notamment l’article L. 223-22 du Code de commerce. On peut d’ailleurs estimer que sa portée n’est pas circonscrite aux seules SARL. En effet, dans les sociétés civiles (Art. 1848 C. civ.), les SCA (Art. L. 226-7 C. com.), les SNC (Art. L. 221-4 C. com.) et dans les SCS (Art. L. 222-2 C. com.) une pluralité de gérants est licite et implique, selon nous, de retenir la même règle.

La responsabilité civile des dirigeants est en principe dite individuelle puisque la commission de la faute l’est tout autant. Cela signifie que lorsque la faute est commise par un dirigeant unique ou, lorsqu’en en cas de pluralité de dirigeants, elle peut être imputée à un dirigeant déterminé et à lui seul, les autres dirigeants sont considérés comme étrangers à cette faute. Par conséquent, seul le dirigeant concerné engage sa responsabilité civile personnelle et devient redevable de l’ensemble des dommages-intérêts. On comprend dès lors aisément le sens de la solution retenue par la Cour de cassation dans cet arrêt du 25 janvier 2023. Pour autant, les co-gérants qui n’ont pas participé à la commission de la faute ne sont pas à l’abri d’une autre action en responsabilité civile émanant de la société ou d’un associé. En effet, ils peuvent être considérés fautifs d’avoir laissé l’un d’entre eux commettre une faute et donc coupables d’un défaut de surveillance.

En revanche, lorsque plusieurs dirigeants ont coopéré aux mêmes faits, ils sont cette fois qualifiés de co-auteurs et donc in fine de co-responsables. Il appartient alors au tribunal de déterminer la part contributive de chacun dans la réparation du dommage. Mais, pour la victime, la responsabilité civile des dirigeants co-responsables est dite « solidaire » car la faute est commune à ces dirigeants. La solidarité permet ainsi à la victime de réclamer l’indemnisation de l’intégralité de son préjudice à l’un des dirigeants responsables solidairement, même si elle ne s’oppose pas à ce que la dette soit répartie entre eux. Enfin, entre les dirigeants responsables solidairement, des recours subrogatoires après paiement permettent d’établir la contribution définitive à la dette.

Cette solidarité est en revanche fondamentale au sein des organes collégiaux de direction (ex. : Conseil d’administration ou Directoire en SA). Attention, ce n’est pas le cas dans une SARL, ce qui justifie parfaitement la position prétorienne qui reconnait explicitement que la pluralité de gérants ne crée pas pour autant un organe collégial.

Par conséquent, comme le soulignent les auteurs du Mémento sociétés commerciales Francis Lefebvre, « dans les sociétés comportant plusieurs gérants, la pluralité de gérants ne crée pas un organe collégial, de sorte que la responsabilité d’un cogérant n’est solidairement engagée que s’il participe à la faute en qualité de coauteur ». A l’inverse, pour les fautes commises par les administrateurs et les membres du directoire des SA, auxquels il faut assimiler les membres des éventuels organes collégiaux de gestion ou d’administration de SAS créés librement et facultativement dans les statuts, le raisonnement à suivre est différent.

Chaque membre d’un organe collégial, a fortiori les administrateurs, en cas de décision fautive de l’organe collégial est présumé avoir commis une faute individuelle. Comme le précise l’arrêt dit du « Crédit martiniquais », « commet une faute individuelle chacun des membres du conseil d’administration ou du directoire d’une société anonyme qui, par son action ou son abstention, participe à la prise d’une décision fautive de cet organe, sauf à démontrer qu’il s’est comporté en administrateur prudent et diligent, notamment en s’opposant à cette décision » (Cass. com., 30 mars 2010, n°08-17841).

Aussi, dès lors qu’une décision fautive a été adoptée, chaque administrateur ou membre d’un organe collégial peut donc s’exonérer en établissant qu’il s’est comporté en dirigeant prudent et diligent. Une abstention ou surtout les protestations de l’intéressé doivent alors être explicites et consignées au procès-verbal (le simple fait de voter « contre » n’étant pas a priori suffisant). La démission pour marquer sa désapprobation apparaît, à l’inverse, comme un élément déterminant.

 

Par Quentin Némoz-Rajot