Le transfert de responsabilité pénale vers l’absorbante, encadré comme limité, établi par un revirement de jurisprudence en date du 25 novembre 2020 s’applique aussi lorsque l’absorbante est une SARL. On peut désormais raisonnablement imaginer que toutes les formes sociales sont concernées par le revirement.
Cass. crim. 22 mai 2024, n°23-83.180, publié au Bulletin. (Arrêt à consulter ici)
Rappel du contexte général
La question du transfert de responsabilité pénale vers l’absorbante pour des faits commis par l’absorbée avant la fusion-absorption a fait l’objet d’un magistral revirement de jurisprudence en date du 25 novembre 2020. (Cass. crim. 25 nov. 2020, n°18.88-955 voir notre article ici). La chambre criminelle, s’alignant sur les positions retenues en droit européen, mettait ainsi un terme à ses raisonnements antérieurs fondés sur l’anthropomorphisme des personnes morales.
Pour les fusions par absorption réalisées postérieurement à l’arrêt, la société absorbante peut donc être, sous conditions, condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour une infraction commise par la société absorbée avant l’opération. (Voir ici l’arrêt du 25 novembre 2020 le confirmant). En contrepartie, la société absorbante peut se prévaloir de tout moyen de défense que l’absorbée aurait pu soulever. L’idée sous-jacente est de faire prévaloir la continuité de l’activité économique de l’absorbée par l’absorbante à la suite du transfert universel de patrimoine découlant de la fusion par absorption.
L’ampleur du revirement doit cependant être nuancée : le transfert de responsabilité pénale ne s’applique qu’aux fusions-absorptions entrant dans le champ de la directive européenne relative à la fusion des sociétés anonymes et il n’autorise que le prononcé de peines de nature patrimoniale.
Retour rapide sur les enseignements principaux du revirement de 2020
- Relever de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes (Dir. 2017/1132 du 14-6-2017 art. 87, 1). Sont concernées les SA mais aussi les SAS aux dires de la notice accompagnant l’arrêt de 2020 et, on peut l’imaginer les SCA et les SE. Les fusions concernant les autres formes sociales ne sont donc pas visées par l’arrêt de 2020 ni par celui de 2022 qui en confirme les grands principes (Cass. crim. 13 avril 2022, n°21-80653, publié au Bulletin. Voir ici notre commentaire).
- Faire l’objet d’une condamnation pénale à des peines d’amende ou à des confiscations qui sont les seules susceptibles d’être transférées à l’absorbante. L’activité économique de l’absorbante est donc protégée puisqu’une dissolution ne pourra pas être prononcée au titre d’un transfert de responsabilité pénale de l’absorbée.
- Quelles sont les opérations concernées ? L’arrêt fondateur du 25 novembre 2020 ne vise que la fusion-absorption. Toutefois, dans le cadre d’une fusion par constitution d’une nouvelle société, il y a également, aux dires de la directive de 2017, une dissolution sans liquidation et finalement continuité de l’activité économique. De notre point de vue, on devrait donc également assister à un transfert de la responsabilité pénale des sociétés initiatrices vers la nouvelle société constituée. Les apports partiels d’actifs ne semblent, à l’inverse, pas concernés dans la mesure où tant la directive que l’arrêt lui-même précisent que l’opération doit entraîner la dissolution de la société mise en cause.
- Application de l’adage fraus omnia corrumpit (la fraude corrompt tout): en tout état de cause, la responsabilité pénale pleine et entière de la société absorbante est engagée si l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale. Ce principe est logique puisque si la transmission de la responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle a commises avant l’opération.
Par conséquent, en pareille hypothèse, l’opération de fusion constitue une fraude à la loi, de sorte que toutes les sociétés, quelle que soit leur forme, sont concernées et que toute peine encourue peut être prononcée (il n’y a pas ici de limitation aux amendes et confiscations). Il n’est donc plus question d’entrer dans le champ d’application de la directive de 1978 ou de 2017, mais bien de caractériser ou non une opération frauduleuse sans même que la date de l’opération ne pose un problème sous la réserve évidente de la prescription.
La confirmation du revirement de 2020
La question des formes sociales soumises au revirement de 2020 a été souvent délaissée. L’enjeux est pourtant de taille. L’application était évidente au sein des SA directement visées par l’arrêt de 2020 comme pour les SAS et par extension les SCA et SE.
Un doute important pouvait subsister à l’égard des autres formes sociales non visées directement comme indirectement par l’arrêt et la directive.
Deux analyses étaient possibles : interpréter l’arrêt à la lettre et en cantonner l’application aux formes sociales susvisées ou alors estimer que le principe énoncé est d’application générale en droit interne en allant au-delà du champ d’application de la directive sur laquelle se fonde la décision de 2020.
C’est ici que l’arrêt rendu par la Haute juridiction en date du 22 mai 2024 prend tout son sens en venant trancher définitivement la question en matière de fusion absorption concernant des SARL.
Pour commencer, la décision commentée revient judicieusement sur les principes qui fondent, en droit interne, le revirement de 2020 :
- La disposition du Code pénal jusque-là interprétée strictement : « Aux termes de l’article 121-1 du code pénal, nul n’est responsable pénalement que de son propre fait».
- L’article L. 236-3 du Code de commerce, applicable aux sociétés à responsabilité limitée, aux termes duquel la fusion-absorption, si elle emporte la dissolution de la société absorbée, n’entraîne pas sa liquidation, de même que le patrimoine de la société absorbée est universellement transmis à la société absorbante tandis que les associés de la première deviennent associés de la seconde.
- L’article L. 1224-1 du Code du travail en vertu duquel les contrats de travail en vigueur chez l’absorbée sont automatiquement transmis à l’absorbante pour en continuer l’activité économique.
La Cour de cassation tisse alors son raisonnement en énonçant les conséquences de ces différentes dispositions de droit interne en matière de fusion-absorption : « Il en résulte que l’activité économique exercée dans le cadre de la société absorbée, qui constitue la réalisation de son objet social, se poursuit dans le cadre de la société qui a bénéficié de cette opération et qu’ainsi, la continuité économique et fonctionnelle de la personne morale conduit à ne pas considérer la société absorbante comme étant distincte de la société absorbée, permettant que la première soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la seconde avant l’opération de fusion-absorption ».
Ce principe est désormais connu depuis le revirement de 2020 et absolument pas surprenant à l’image des déclinaisons qui en sont faites par la Cour de cassation :
– la société absorbante peut en effet être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération.
– La personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer
L’apport de l’arrêt : l’application du revirement de 2020 aux SARL
La justification du raisonnement retenu effectué, l’arrêt en vient à son apport véritable : l’application du revirement de 2020 aux SARL.
Dans un premier temps, il est précisé que la Cour d’appel avait, à tort, retenu qu’une SARL entrait dans le champ de la directive 78/855/CE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017. Il est vrai que ce texte ne concerne pas les sociétés à responsabilité limitée. Fallait-il alors en déduire que la responsabilité pénale ne pouvait donc être automatiquement transmise à l’absorbée car n’entrant pas dans le champ d’application de la directive ?
La réponse est négative au regard des effets inhérents à une fusion par absorption. Il est ainsi précisé que « l’arrêt attaqué n’encourt pas la censure, dès lors qu’ayant constaté qu’il a été procédé, le 30 septembre 2022, à une opération de fusion-absorption entraînant la dissolution de la société mise en cause et que les faits objet des poursuites sont caractérisés, il pouvait déclarer la société absorbante coupable de ces faits et la condamner à une peine d’amende ou de confiscation ». Autrement dit, l’application du revirement de 2020 va donc au-delà du champ d’application de la directive précitée et donc de la lettre de l’arrêt de 2020.
C’est là principal l’apport de l’arrêt qui relève que « si la Cour de cassation n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur les conséquences quant à l’action publique d’une fusion-absorption lorsqu’elle concerne une société à responsabilité limitée, sa doctrine était raisonnablement prévisible depuis l’arrêt ayant appliqué pour la première fois aux sociétés anonymes les principes rappelés aux points 10 et 11 (Crim., 25 novembre 2020, pourvoi n° 18-86.955, publié au Bulletin) ».
Au regard des principes justifiant le raisonnement suivi dans l’arrêt de 2020 et rappelés par l’arrêt commenté, la décision ne surprend guère : la fusion par absorption implique une transmission universelle de patrimoine de l’absorbée vers l’absorbante et une poursuite de son activité économique
On peut tout de même s’étonner que la Haute juridiction évoque « une doctrine raisonnablement prévisible » alors qu’elle avait elle-même circonscrit l’ampleur du raisonnement à certaines formes sociales précises. Dès l’arrêt de 2020, elle aurait très bien pu retenir le même raisonnement de manière générale sans le limiter aux formes sociales visées par la directive. Plus surprenant encore, il est ajouté que « cette solution est donc applicable aux fusions-absorptions conclues postérieurement au 25 novembre 2020 ».
Autrement dit, le revirement à l’origine limité à certaines formes sociales s’applique donc rétroactivement aux SARL.
Il est donc nécessaire d’en tenir compte pour les opérations à venir comme celles déjà conclues.
Reste toutefois une dernière interrogation et pas des moindres : le revirement de 2020 est-il étendu uniquement aux SARL ?
Le revirement devrait s’appliquer à l’ensemble des formes sociales
Cette question cruciale n’est pas clairement tranchée par l’arrêt de 2024 qui ne vise que les SARL.
On peut toutefois aisément estimer que les principes qui justifient l’extension du transfert de responsabilité pénale peuvent s’appliquer à toutes les formes sociales (encore une fois il y a transmission universelle de patrimoine et poursuite de l’activité économique dans toutes les fusions par absorption). Pour reprendre les termes de la Haute juridiction, il s’agit selon nous « d’une doctrine raisonnablement prévisible ».
En ce sens, dès 2021, Mme la Professeure Gallois Cochet avançait que, sur le fondement du droit national, « il faudrait même entraîner dans cette vague toutes les formes de sociétés dotées de la personnalité morale, ainsi que toutes les personnes morales autorisées à participer à des fusions, telles que les associations ». (D. Gallois-Cochet, « La responsabilité pénale de l’absorbante pour des faits commis par l’absorbée : dans quelles formes sociales ? », Gaz. Pal., 28 sept. 2021, n°33, p. 45).
Dans l’attente d’un nouvel arrêt tranchant définitivement la question, la prudence s’impose dans les audits comme dans les négociations afin d’anticiper ce risque de transfert de responsabilité pénale.
Dans le même ordre d’idée, et comme nous l’avancions dès l’arrêt de 2020, la Haute juridiction ne vise que la fusion-absorption dans ces différentes décisions. Toutefois, dans le cadre d’une fusion par constitution d’une nouvelle société, il y a également, aux dires de la directive, une dissolution sans liquidation et finalement continuité de l’activité économique. De notre point de vue, on pourrait donc également assister à un transfert de la responsabilité pénale des sociétés initiatrices vers la nouvelle société constituée. Les apports partiels d’actifs ne semblent, à l’inverse, raisonnablement pas concernés dans la mesure où tant la directive que l’arrêt de 2020 lui-même précisent que l’opération doit entraîner la dissolution de la société mise en cause. Quid de la transmission universelle de patrimoine de l’article 1844-5 du Code civil qui certes donne lieu à une dissolution sans liquidation mais qui n’est pas visée par la directive ?
La suite au prochain épisode !