Rép. min. n°40724 : JOAN Q, 11 janv. 2022, p. 195.
Si ces dernières semaines, ce sont les positions de la Cour de cassation quant à la qualité d’associé ou non de l’usufruitier qui ont défrayé la chronique (Voir ici notre article consacré à la question), une réponse ministérielle est également venue apporter d’importantes précisions quant aux aménagements contractuels éventuels du droit de vote de l’usufruitier.
Vous pouvez consulter ici la Question N° 40724 posé par le député Romain Grau à Monsieur le Ministre de l’Economie, des Finances et de la Relance sur la convention de vote entre usufruitier et nu-propriétaire.
Le contexte
La loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 de simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés, dite également loi Soilihi, a modifié l’article 1844 du Code civil. C’est l’une des mesures phares de cette loi qui a établi une nouvelle clef de répartition des droits de vote en cas de démembrement de propriété tout en instaurant un droit de participation aux assemblées générales au profit de l’usufruitier comme du nu-propriétaire.
Voici l’article 1844 du Code civil dans sa version désormais en vigueur :
« Tout associé a le droit de participer aux décisions collectives.
Les copropriétaires d’une part sociale indivise sont représentés par un mandataire unique, choisi parmi les indivisaires ou en dehors d’eux. En cas de désaccord, le mandataire sera désigné en justice à la demande du plus diligent.
Si une part est grevée d’un usufruit, le nu-propriétaire et l’usufruitier ont le droit de participer aux décisions collectives. Le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier. Toutefois, pour les autres décisions, le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent convenir que le droit de vote sera exercé par l’usufruitier.
Les statuts peuvent déroger aux dispositions du deuxième alinéa et de la seconde phrase du troisième alinéa ».
Cette formulation paraît relativement confuse et partiellement conforme à l’équilibre jurisprudentiel établi depuis plusieurs années. Pourtant, le démembrement de titres sociaux entre nu-propriétaire et usufruitier est une situation courante ; il est généralement la conséquence du décès du propriétaire des titres ou d’une technique de transmission progressive de l’entreprise sociétaire.
Aussi, est-il regrettable que la nouvelle rédaction de l’article 1844 du Code civil ne remédie pas à certaines incertitudes préexistantes à sa refonte et, tout au contraire, génère de nouvelles difficultés. Aux dires de Monsieur le Professeur Barbièri, cette loi du 19 juillet 2019 revient à « simplifier le droit des sociétés pour mieux complexifier » (J.-F. Barbièri, « Simplifier le droit des sociétés pour mieux complexifier », Bull. Joly Sociétés, 2019, n° 7-8, p. 1).
L’article 1844 du Code civil est inclus dans le Chapitre premier du Titre IX du Livre III du Code civil. Autrement dit, il fait partie du socle de droit commun des sociétés. Il a donc vocation à s’appliquer, sauf disposition spéciale, à toutes les formes sociales conformément à l’article 1834 du même code.
Or, il existe bien une disposition spéciale, l’article L. 225-110 du Code de commerce, qui traite de la répartition des droits de vote en cas de démembrement de propriété des actions dans les SA. En conséquence, le nouvel article 1844 du Code civil ne s’applique pas au sein de cette forme sociale qui n’est pas concernée par la réforme.
Par le jeu des renvois, l’article 1844 du Code civil est également inapplicable au sein des SCA (Art. L. 226-1 C. com.) et des SE (Art. L. 229-1 C. com.). Pour ces trois formes sociales, c’est le Code de commerce qui organise spécifiquement la répartition des droits de vote en cas de démembrement de propriété en prévoyant que « le droit de vote attaché à l’action appartient à l’usufruitier dans les assemblées générales ordinaires et au nu-propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires ». Ainsi, s’agit-il d’une clef de répartition des prérogatives politiques selon un critère matériel, en fonction de l’objet de la décision. Toutefois, cette règle légale de répartition des droits de vote n’est pas impérative puisque l’alinéa 4 de l’article L. 225-110 du Code de commerce, comme d’ailleurs l’alinéa 4 de l’article 1844 du Code civil, autorise des dérogations statutaires qui font l’objet d’un encadrement jurisprudentiel.
Un aménagement conventionnel prévu seulement à l’article 1844 du Code civil
Au-delà des dérogations statutaires, législateur a apporté une autre innovation qui aurait mérité des précisions supplémentaires. Dorénavant et pour les décisions autres que celles portant sur la répartition des bénéfices, l’article 1844 du Code civil dispose que « le nu-propriétaire et l’usufruitier peuvent convenir que le droit de vote sera exercé par l’usufruitier ». Séduisante, cette innovation n’en demeure pas moins incertaine quant à ses modalités de mise en œuvre et son champ d’application.
Ce possible aménagement conventionnel ouvre toutefois de nouvelles perspectives d’autant que les statuts ne peuvent ni limiter, ni interdire une telle pratique. Aussi, au-delà des aménagements statutaires, il est désormais possible d’offrir extrastatutairement plus de droits de vote à l’usufruitier.
Néanmoins, la portée exacte de cette nouvelle possibilité apparaît controversée dans plusieurs formes sociales. Pourtant, la simplification du droit pousserait à estimer que la qualité d’usufruitier de titres sociaux transcende d’éventuelles règles spéciales et que cet aménagement conventionnel des droits de vote est licite au sein de toutes les formes sociales.
C’est ici tout l’intérêt de la réponse ministérielle du 11 janvier 2022 qui revient sur la discordance entre l’article 1844 du Code civil et l’article L. 225-110 du Code de commerce.
Ce dernier texte ne vise en effet aucunement la possibilité d’un aménagement contractuel en dehors des statuts :
« Le droit de vote attaché à l’action appartient à l’usufruitier dans les assemblées générales ordinaires et au nu-propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires.
Les copropriétaires d’actions indivises sont représentés aux assemblées générales par l’un d’eux ou par un mandataire unique. En cas de désaccord, le mandataire est désigné en justice à la demande du copropriétaire le plus diligent.
Le droit de vote est exercé par le propriétaire des titres remis en gage. A cet effet, le créancier gagiste dépose, à la demande de son débiteur, les actions qu’il détient en gage, dans les conditions et délais fixés par décret en Conseil d’Etat.
Les statuts peuvent déroger aux dispositions du premier alinéa ».
Peut-on étendre conventionnellement les droits de vote de l’usufruitier dans les sociétés soumises à l’article L. 225-110 du Code de commerce ?
Non répond le Ministre interrogé.
« En premier lieu, l’article L.225-110 du code de commerce prévoit une règle dérogatoire de répartition du droit de vote, en le confiant à l’usufruitier dans les assemblées générales ordinaires et au nu-propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires. Il ne serait donc ici pas possible d’appliquer la possibilité de transférer contractuellement à l’usufruitier l’exercice du droit de vote concernant « les autres décisions », puisque la répartition de ces décisions n’est pas la même que celle prévue dans l’article 1844. En second lieu, le quatrième alinéa de l’article L.225-110 prévoit la possibilité d’une dérogation statutaire à la règle de répartition posée au premier alinéa. Cet article aménage ainsi un dispositif d’ensemble composé d’un principe de répartition dérogatoire des droits d’une action démembrée et la possibilité d’opérer des dérogations statutaires. Par conséquent, l’article L.225-110 du code de commerce forme un dispositif spécial faisant échec à l’application, aux sociétés qui y sont soumises, des dispositions nouvelles introduites par l’article 3 de Loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 de simplification, de clarification et d’actualisation du droit des sociétés, concernant la possibilité de transférer contractuellement à l’usufruitier l’exercice du droit de vote concernant « les autres décisions » que celles concernant l’affectation des bénéfices ».
La réponse ministérielle est somme toute logique et conforme à l’analyse doctrinale majoritaire réalisée lors de la promulgation de la loi (V. par ex. : Q. Némoz-Rajot, « La réforme de l’article 1844 du code civil par la loi du 19 juillet 2019 (I) », AJ Contrat 2019, p.478).
En effet, l’article L. 225-110 du Code de commerce organise spécifiquement la répartition des droits de vote en cas de démembrement de propriété. Puisque ce texte spécial ne vise pas la possibilité d’un aménagement extrastatutaire, elle est logiquement inapplicable ! Au demeurant, dans des sociétés avec de nombreux actionnaires comme des SA, ces aménagements contractuels risqueraient de rendre éminemment complexe le vote lors des assemblées générales.
Faut-il estimer que cette réponse ministérielle s’applique également au droit de participer aux assemblées générales accordé aux usufruitiers par l’article 1844 du Code civil ?
La question doit nécessairement se poser car, pour les sociétés soumises à l’article L. 225-110 du Code de commerce, le texte n’ayant pas été modifié par la loi de 2019, un doute subsiste.
Il faut relever que la situation n’est pas la même que pour l’aménagement conventionnel du droit de vote. En effet, l’article L. 225-110 du Code de commerce ne vise aucunement le droit de participer aux assemblées générales alors qu’il prévoit un aménagement du droit de vote. Il n’y a donc pas une règle spéciale qui dérogerait à la règle générale de participation aux assemblées générales.
A situation différente, analyse différente ! En conséquence, nous rejoignons les nombreux auteurs qui estiment que la nouvelle règle énoncée par l’article 1844 du Code civil devrait s’appliquer au sein de toutes les formes sociales en application de l’article 1834 du Code civil (V. not. R. Mortier, « Vers une répartition à la carte du droit de vote entre usufruitier et nu-propriétaire ? (prop. de loi de simplification du droit des sociétés, art. 6) », Dr. sociétés, 2019. Comm. 102).
Dès lors, par prudence, nous vous recommandons de laisser usufruitiers comme nus-propriétaires participer aux assemblées générales.
Conclusion :
Dans l’attente d’une clarification, il est recommandé de faire participer (mais non voter) à l’assemblée générale au sein de toutes les formes sociales, les nus-propriétaires comme les usufruitiers.
Même s’il faut rappeler qu’une réponse ministérielle ne lie en rien les juges, afin d’éviter les risques d’annulation de délibération d’assemblée générale, en cas de démembrement des titres, Il est important de bien identifier :
- Si votre société est soumise à l’article 1844 du Code civil ou à l’article L. 225-110 du Code de commerce ;
- S’il existe des aménagements contractuels du droit de vote pour les titres démembrés.
Nos équipes se tiennent à votre disposition pour vous accompagner dans ces démarches