Par trois arrêts du 29 novembre 2023, publiés au Bulletin et au Rapport annuel, la chambre commerciale de la Cour de cassation assouplit considérablement sa jurisprudence en matière de reprise d’actes par une société une fois immatriculée au RCS. A défaut d’un acte conclu expressément au nom et/ou pour le compte de la société en formation, les juges du fond disposent désormais du pouvoir d’apprécier souverainement si ce n’était pas la commune intention des parties afin de valider la reprise.
Cass. com. 29 nov. 2023, n° 22-12.865 (à consulter ici), n° 22-18.295 (à consulter ici) et n° 22-21.623 (à consulter ici).
La sensible question de la reprise d’actes par une société en formation
La personnalité juridique n’est obtenue par une société qu’à compter de son immatriculation au RCS (art. 1842 C. civ.). Or, entre le moment où les associés fondateurs décident avec certitude de créer une société et son immatriculation, il se passe toujours un temps plus ou moins long, c’est que l’on appelle la période de formation qui justifie l’emploie des termes de « société en formation ».
La période de formation est donc celle qui court à partir du moment où la volonté de constituer la société ne fait pas de doute et qui se termine lors de l’immatriculation au RCS. La durée de cette période est aléatoire puisqu’il n’existe pas de délai imposé par la loi pour procéder aux modalités d’acquisition de la personnalité morale. Pendant cette période, les fondateurs savent que la société va exister et ils veulent généralement « préparer sa naissance ». Pour autant, la société en formation n’est pas encore une personne morale, elle n’a pas la capacité juridique. Aussi ne peut-elle agir par elle-même et donc s’engager contractuellement pour préparer le lancement de son activité.
Le législateur a instauré des mécanismes qui permettent, au cours de cette période de formation, d’agir pour la société en formation afin que celle-ci ne soit pas inerte. Deux dispositifs légaux cohabitent dans des termes sensiblement identiques : l’article 1843 du Code civil et l’article L. 210-6 du Code de commerce applicable aux seules sociétés commerciales.
Les 3 arrêts présentés sont rendus au visa du texte du Code de commerce mais la généralité des formules employées démontre que la solution retenue vaut pour toutes les sociétés, qu’elles soient civiles ou commerciales.
Pendant la période de formation, les fondateurs, les futurs dirigeants comme un mandataire peuvent dès lors effectuer les actes nécessaires à la préparation de l’activité sociale. Cependant, plusieurs conditions doivent être respectées pour qu’une reprise soit valable et que le ou les souscripteurs initiaux de l’acte soient déchargés des obligations inhérentes à l’engagement conclu. Dans le cas contraire, ils sont tenus solidairement et indéfiniment des actes accomplis.
Par définition, la société en formation n’ayant pas d’existence juridique, les souscripteurs sus mentionnés sont donc personnellement tenus des obligations nées des actes effectués pour le compte de la société en formation. Cependant, une fois la société devenue un sujet de droit, elle peut rétroactivement reprendre les actes qui ont été conclus pour son compte. Trois modalités de reprise existent (les deux premières sont automatiques aux termes de l’article R. 210-6 C. com.) : un état des actes accomplis annexé aux statuts, un mandat déterminé, donné par les associés, d’accomplir des actes pour la société en formation et, une fois la société immatriculée, une reprise à la suite d’un vote en assemblée générale.
Quelle que soit la modalité de reprise choisie, plusieurs conditions doivent être respectées et c’est sur ce point que les arrêts du 29 novembre 2023 rebattent les cartes.
L’assouplissement prétorien longtemps attendu
Peu importe la modalité de reprise choisie, différentes conditions doivent nécessairement être respectées.
- La société doit obligatoirement être immatriculée au RCS
- Le ou les actes réalisés dans l’intérêt de la société en formation ne sont pas tous susceptibles de reprise. Les articles 1843 du Code civil et L. 210-6 du Code de commerce mentionnent des « actes » et des « engagements », « souscrits » ou « contractés », au nom de la société en formation. Autrement dit, seuls les engagements de nature contractuelle peuvent faire l’objet d’une reprise. La reprise de délits ou de quasi-délits est en revanche impossible (CA Paris, 24 févr. 1977).
- Jusqu’à présent et comme rapporté par les 3 arrêts rendus le 29 novembre par la Haute juridiction, « ne sont susceptibles d’être repris par la société après son immatriculation que les engagements expressément souscrits « au nom » (Com., 22 mai 2001, n° 98-19.742 ; Com., 21 février 2012, n° 10-27.630, Bull. n° 4 ; Com., 13 novembre 2013, n° 12-26.158) ou « pour le compte » (Com., 11 juin 2013, n° 11-27.356 ; Com., 10 mars 2021, n° 19-15.618) de la société en formation ». La jurisprudence se montrait très sévère en imposant le respect d’un formalisme strict pour que la reprise puisse valablement opérer. Ainsi, et comme le démontrent une fois de plus les 3 arrêts commentés, « sont nuls les actes passés « par » la société, même s’il ressort des mentions de l’acte ou des circonstances que l’intention des parties était que l’acte soit accompli en son nom ou pour son compte (3e Civ., 5 octobre 2011, n° 09-72.855 ; Com., 21 février 2012, n° 10-27.630, Bull. n° 4 ; Com., 19 janvier 2022, n° 20-13.719) ». Il faut en prime remarquer qu’il s’agissait d’une nullité absolue favorisant une remise en cause des actes effectués. Une ratification comme une confirmation étaient interdites. L’idée sous-jacente était d’assurer la sécurité juridique des cocontractants d’une société en formation en les alertant sur les enjeux d’une possible reprise.
Cette sévérité prétorienne avait été critiquée à maintes reprises tout en donnant lieu à un contentieux abondant et à une insécurité juridique palpable. S’il est évident que le cocontractant d’une société en formation doit être informé qu’il contracte avec une société en cours de formation, le rigorisme jurisprudentiel semblait contreproductif en remettant en cause des opérations importantes portant ainsi atteinte au lancement tout comme au fonctionnement des sociétés. La théorie de l’apparence ou une reprise tacite n’étaient alors d’aucun secours.
Comme démontré par la Cour de cassation pour justifier son revirement, la solution retenue jusqu’alors ne répondait pas aux impératifs de sécurité pourtant désirés à travers ces exigences. En effet :
« elle s’avère ainsi produire des effets indésirables en étant parfois utilisée par des parties souhaitant se soustraire à leurs engagements, et a paradoxalement pour conséquence de fragiliser les entreprises lors de leur démarrage sous forme sociale au lieu de les protéger, sans toujours apporter une protection adéquate aux tiers cocontractants, qui, en cas d’annulation de l’acte, se trouvent dépourvus de tout débiteur ».
Enfin, il est rappelé que :
« l’exigence selon laquelle l’acte doit, expressément et à peine de nullité, mentionner qu’il est passé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation ne résultant pas explicitement des textes régissant le sort des actes passés au cours de la période de formation, il apparaît possible et souhaitable de reconnaître désormais au juge le pouvoir d’apprécier souverainement, par un examen de l’ensemble des circonstances, tant intrinsèques à l’acte qu’extrinsèques, si la commune intention des parties n’était pas que l’acte soit conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre les engagements souscrits ».
L’assouplissement prétorien espéré mais, avouons-le, inattendu est donc justifié juridiquement comme économiquement. Reste à en mesurer la portée.
L’impact de l’assouplissement
Désormais, les choses sont claires : pour que la reprise soit valable, les sacrosaintes formules jusque-là utilisées ne sont plus exigées. La souplesse est donc de mise afin de « sauver » des actes conclus à travers des formules imparfaites ou encore inexactes. Une reprise peut dès lors être valable si l’acte n’a pas été conclu au nom ou pour le compte de la société en formation. La prudence invite cependant à ne pas abandonner les réflexes et formules employés par le passé. Il est ainsi recommandé de toujours privilégier un acte conclu pour le compte ou au nom de la société en formation.
Dorénavant, bien qu’il soit conseillé de faire comme avant, les juges du fond pourront valider des reprises lorsque la désignation de la société en formation ne correspond pas aux exigences terminologiques antérieures.
Le contentieux risque de se déplacer pour se porter sur l’interprétation judiciaire de la commune intention des parties. Faut-il le rappeler, en vertu de l’article 1188 du Code civil, l’interprétation judiciaire de l’intention des parties ne trouve à s’appliquer que lorsque la lettre du contrat est ambiguë.
Pour que la reprise puisse s’opérer lorsque les formules « classiques » n’auront pas été employées, il faudra donc démontrer à travers une étude des circonstances intrinsèques comme extrinsèques de l’acte que ce dernier a bien été conclu au nom ou pour le compte de la société en formation. Plus clairement, au-delà de la lettre du contrat, il faudra prouver que la commune intention des parties était que l’acte soit conclu au nom ou pour le compte de la société en formation et que cette société puisse ensuite, après avoir acquis la personnalité juridique, décider de reprendre l’engagement souscrit.
Il apparaît nécessaire de suivre avec attention les prochains contentieux pour que se dégage un véritable courant jurisprudentiel en la matière. Toutefois, ce revirement salvateur (conforme aux espérances de l’ANSA voir ici) pour les créateurs et leurs conseils ne doit pas remettre en cause la sécurité juridique et, nous l’imaginons, conduire à valider trop aisément des reprises tacites ou encore implicites. L’aléa propre à l’interprétation prétorienne doit être minime pour que la sécurité juridique des parties justifiant le revirement soit respectée. Paradoxalement, il ne faudrait pas que le revirement se retourne contre le tiers contractant et les souscripteurs. Selon nous, le droit commun des contrats risque de juguler d’éventuelles dérives à travers l’obligation précontractuelle d’information prévue à l’article 1112-1 du Code civil et une possible nullité fondée sur la réticence dolosive. Ainsi, l’allégement des exigences attendues quant aux formules utilisées doit demeurer conforme aux enjeux parfois contradictoires des parties à l’acte.
En ce sens, les trois arrêts rendus le 29 novembre 2023 soulignent dès à présent les situations qui désormais vont autoriser une reprise en l’absence de la mention au nom et/ou pour le compte d’une société en formation :
Dans une première espèce, il est constaté que l’acte des 10 et 11 septembre 2018 avait été signé par M. [B] en qualité de gérant de la société Holding BSP en cours d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés, l’arrêt d’appel relève alors qu’il résulte des correspondances produites, dont la teneur n’est pas contestée, que M. [P] a été clairement informé, avant la signature de cet acte et de son avenant, que M. [B] agissait pour le compte d’une société en formation.
Dans une seconde espèce, il est précisé que la société [C] [N] a conclu le « contrat en spécifiant expressément qu’elle était en formation et que, par une décision expresse des associés, c’est-à-dire par la signature des statuts, ceux-ci ont entendu reprendre les actes passés par elle et en particulier le contrat litigieux, ajoutant que cette reprise des actes indiqués dans les statuts est automatique, à condition que les statuts soient signés et la société immatriculée, ce qui a été le cas s’agissant de la société [C] [N] ».
Enfin, dans le troisième arrêt, pour annuler le bail commercial conclu en période de formation, l’arrêt d’appel retenait que le contrat avait été signé par M. [M] et la société CDV en leur qualité de représentants de la société Bypa, et non pas au nom de cette société en formation, alors que celle-ci n’était pas encore constituée. Or, il faut désormais rechercher s’il ne résultait pas, non seulement des mentions de l’acte, mais aussi de l’ensemble des circonstances que, nonobstant une rédaction défectueuse, la commune intention de M. [M] et de la société CDV, d’un côté, et de M. et Mme [J], de l’autre, était que l’acte fût passé au nom ou pour le compte de la société en formation Bypa.
Une problématique secondaire réglée
Il faut enfin signaler une seconde cassation, toujours en matière de reprise d’actes, prononcée dans l’un des 3 arrêts (n°22-12.865). Encore une fois au visa des mêmes textes (L. 210-6 et R. 210-6 C. com.), un assouplissement prétorien est à constater. La surprise est toutefois moindre puisque cette position avait déjà été retenue par la Cour de cassation dans une précédente affaire non publiée au Bulletin (Cass. com. 13 juill. 2010, n° 09-68.142).
Dans l’arrêt du 29 novembre 2023, pour refuser la reprise et annuler le contrat de bail conclu, la Cour d’appel avait retenu que « quand bien même l’acte aurait été passé par les futurs associés fondateurs de la société Bypa pour le compte de celle-ci, soit par M. [M] et la société Caveau des vignerons – CDV, l’acte n’en aurait été pas moins irrégulier dès lors que ces derniers n’ont jamais eu cette qualité puisque la société Bypa a été constituée entre la société AVL développement et la société Fayett-Valley, au demeurant sous une autre forme sociale que celle prévue au bail ». Pour le dire plus simplement, la société en formation au nom de laquelle le bail avait été conclue n’avait, une fois immatriculée, ni la forme prévue initialement ni les mêmes associés.
Or, selon la Haute juridiction, la validité de l’acte passé pour le compte d’une société en formation n’implique pas, sauf les cas de dol ou de fraude, que la société effectivement immatriculée revête la forme et comporte les associés mentionnés, le cas échéant, dans l’acte litigieux. Par sécurité, le tiers contractant pourrait désormais avoir intérêt à exiger contractuellement que certaines caractéristiques de la société en formation (forme sociale et composition de son capital social notamment) demeure inchangées jusqu’à l’immatriculation et la potentielle reprise. A défaut, c’est le dol et la fraude qui pourront le protéger de ces changements.